Au-delà du principe de plaisir de Sigmund Freud
« Il faut aussi être prêt à quitter une voie qu’on a
suivie pendant un certain temps lorsqu’elle ne semble conduire à rien de bon.
Seuls ces croyants qui demandent à la science de leur tenir lieu du catéchisme
qu’ils ont abandonné en voudront au chercheur de prolonger ou même de
transformer ses vues. »
Confronté aux problèmes posés par ses anciennes théories conçues
à l’intersection des interrogations que posait l’expérimentation biologique, et
dans la continuité de la philosophie classique dont il voulut se démarquer,
Freud nous a non seulement permis d’assister à la naissance de la psychanalyse
mais aussi à sa perpétuelle remise en question.
Il apparaît rapidement à Freud que la conception d’un
appareil psychique qui fonctionnerait dans la recherche de l’établissement d’un
équilibre conduit à une impasse. Le contrôle du fonctionnement psychique par le
système principe de plaisir/principe de réalité, dont les deux termes ne
peuvent être isolés l’un de l’autre dans le sens où la réalité se fait avec du
plaisir (nous ne voyons la réalité qu’à travers notre fantasme), entendu comme le
principe qui « règle automatiquement l’écoulement des processus psychiques »
pour ramener les tensions au point mort, est remis en question. Freud observe
en effet un certain nombre de phénomènes qui contredisent cette recherche d’un
équilibre, en fait anéantissement de l’énergie psychique donc mort du désir, qu’il
s’agisse des rêves des traumatisés qui rejouent sans cesse la scène à l’origine
de leur sidération psychique, des jeux d’enfants qui reproduisent des
situations qui sont pourtant sources de souffrance, ou encore du transfert
entre l’analyste et l’analysant comme scène sur laquelle se répètent des
situations anciennes à l’origine de souffrances actuelles.
L’appareil psychique ne semble donc pas régi par le
système principe de plaisir/principe de réalité dans la recherche d’une
quelconque régularisation, d’un quelconque équilibrage, du moindre apaisement ni
retour au point mort de l’annihilation des forces contraires dans une nullité
mathématique. La vie est un excès. La question devient alors celle de l’usage
de cet excès. La notion de pulsion de mort est le point pivot de cet ouvrage.
Sa formulation prête cependant à confusion. Il faudrait plus rigoureusement lui
donner le nom de « pulsion de mort du sujet ».
La pulsion de mort est l’appel de l’au-delà du principe
de plaisir/réalité, c’est-à-dire de la jouissance létale, paradoxalement de la
vie qui se maintient dans l’immortalité, du refus de la mort, de l’immortalité qui
se prend sur le sujet lui-même. Car le sujet n’est tel qu’en tant qu’il
appartient à l’ordre du signifiant, qu’il lui est soumis, tandis que l’appel de
la pulsion de mort est la possibilité indifférenciée de toute vie, l’absence de
limites, la virtualité à partir de laquelle quelque chose de nouveau peut
s’actualiser. Le sujet qui se laisserait totalement entraîner par les sirènes
de la pulsion de mort se tromperait en ce sens que s’il n'existe qu’en tant que
soumis à l’ordre du signifiant, il ne peut rejoindre l’immortalité qu’à
condition de mourir à son désir.
La pulsion de mort est un au-delà du principe de
plaisir/réalité, pure jouissance, surplus obscène et terrifiant qui n’est pas
la mort mais l’immortalité qui persiste au-delà du cycle biologique de la vie
et de la mort du fait que l’homme est capturé dans l’éternité du langage qui
jamais ne cesse de ne pas lui permettre de mourir. Elle n’a rien à voir avec
les conceptions courantes qui la définissent comme tendance qu’aurait l’homme à
se laisser mourir dans le vidage de son être, comme fascination pour la paix de
la mort. Au contraire, la pulsion de mort est l’impossibilité de jamais
atteindre un nirvana. Elle est une compulsion de répétition. L’appel de la
pulsion de mort consiste en une tendance de l'appareil psychique à revenir à un
fantasmatique état qui serait antérieur à la prise du sujet dans l’ordre
symbolique. La capture du sujet par la jouissance ruineuse peut s’imager comme
le "sentiment océanique" dont Romain Rolland a pu parler (et comme il
en parlait, il n’y était déjà plus). La jouissance ruineuse est attirante car
elle donne l'illusion de refluer dans un grand Tout initial mythique de l'ordre
du pré-symbolique (s'il existe). L’articulation signifiante ne semble plus
nécessaire, la jouissance se suffisant à elle-même.
Mais la pulsion de mort est aussi la possibilité de
repartir de zéro lorsque les constellations signifiantes organisées par le
principe de plaisir/réalité commencent à se calcifier, lorsque le sujet est
pris dans l’impasse de déterminations signifiantes parasites. L’homme peut se
civiliser davantage s’il entend l’appel de la pulsion de mort et qu’il ose
s’approcher des possibilités qu’elle lui réserve, s’il parvient à dompter son
énergie en s’approchant de l’abîme de jouissance qu’elle porte sans y tomber.
Le désir peut s’arrimer ici, dans cet équilibre avec le négatif ainsi admis,
ainsi contemplé, source d’énergie féconde, possibilité d’articulation d’une
parole qui soit plus proche de la vérité. Surmonter la pulsion de mort, c’est
s’approcher suffisamment de cette négativité pour que le désir y trouve une
énergie qui lui permet de risquer sa vie pour une cause spirituelle. C’est –
paradoxalement au regard des définitions courantes de la conception de pulsion
de mort – accepter de se priver de la jouissance létale de l’immortalité
impossible et reconnaître la coupure constitutive du sujet en intégrant la mort
dans sa vie.
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