Eros et civilisation de Herbert Marcuse

 


Eros et civilisation sont-ils vraiment incompatibles, se demande Marcuse en feignant d’insinuer que Freud aurait opposé l’un à l’autre ? La question, immédiatement, suscite une grande fatigue. Marcuse semble en effet appartenir à la catégorie des mauvais lecteurs de Freud qui croient avoir compris que la civilisation est à l’origine de la division structurelle de l’homme, source de ses névroses et autres malaises, alors que Freud n’a jamais rien dit d’autre que ceci : la civilisation procède de la division essentielle de l’homme. Elle est donc la façon de souffrir la moins cruelle qu’il ait réussi à constituer – elle peut même être animatrice du désir et n’être même que cela.

 

Comme nombre de ses contemporains, Herbert Marcuse se crispe toutefois sur l’antagonisme qu’il suppose entre l’amour et la civilisation, qu’il transpose parfois à l’antagonisme entre principe de plaisir et principe de réalité – alors que le principe de réalité dérive du principe de plaisir, en toute logique. Il se demande avec anxiété si l’homme sera contraint éternellement de perdre une fantasmatique jouissance associée à l’amour et au principe de plaisir pour permettre à la civilisation de subsister. Une idée aussi castratrice lui semble intolérable. Marcuse propose d’y remédier en usant de toutes les forces d’une sublimation très civilisée. Il ne cède pas à la tentation d’accuser Freud de s’être trompé (évidemment, puisqu’il l’a mal lu) et croyant rester fidèle à ce qu’il imagine être la théorie de la psychanalyse, il suggère de procéder à une restructuration fondamentale des institutions de notre société. Autrement dit, il se demande si le conflit entre principe de plaisir et principe de réalité permet « d’envisager le concept d’une civilisation non répressive fondée sur une expérience de l’existence radicalement différente, des relations radicalement différentes entre l’homme et la nature et des relations sociales fondamentalement différentes ». Il est évidemment facile de se moquer lorsque, quelques décennies plus tard, nous pouvons observer les conséquences qui découlent de l’application de théories aussi grotesques. Mais essayons de nous replonger dans l’état d’esprit de l’époque sans éclat de rire anticipé.

 

Marcuse a misé sur la théorie freudienne dont l’originalité consiste selon lui en une remise en question de la philosophie occidentale, telle que nous la connaissons d’Aristote à Hegel, qui considère que « le monde empirique demeure dans la négativité » en tant qu’outil ou représentant de l’esprit sur terre. Freud s’inscrirait selon Marcuse à la suite de Nietzsche qui estime que « l’humanité doit arriver à associer la mauvaise conscience non pas avec l’affirmation des instincts de vie, mais avec leur négation, non pas avec la rébellion, mais avec l’acceptation des idéaux répressifs. » Cette première notion de refus des idéaux répressifs porte à équivoque puisqu’il est nécessaire que les castrations primaires soient complètes pour que l’individu parvenu à sa maturité puisse se soustraire à toutes les formes plus civilisées voire tyranniques de servitude. Marcuse considère encore que chez Freud, l’antagonisme philosophique entre être et non-être devient affrontement nécessaire entre Eros et Thanatos, entre pulsion de vie et pulsion de mort. Il estime que Freud accorde à Eros une légitimité que la philosophie lui avait longtemps déniée. Et cependant, parvenu à ce point critique, Freud se rallierait à la tendance générale : « dans son œuvre la rationalité du principe de réalité actuel l’emporte sur les spéculations métaphysiques sur Eros ». C’est qu’en effet Marcuse, à force d’avoir trempé trop longtemps dans le bain fantasmatique des idéaux socio-politiques, semble ne plus reconnaître l’imaginaire en tant que tel, ce qui l’amène à confondre trop regrettablement cette figure idéalisée de l’Eros et les pulsions de vie en tant que dynamisme vital désirant et créateur, dans ses formes les plus évoluées comme dans ses formes les plus imparfaites.


Prémisses d'un doute

Marcuse regrette que Freud soit victime d’un certain conditionnement le poussant à réduire la dimension biologique des instincts à ce qui n’est en réalité qu’une dimension historique. Il considère ainsi que lorsque Freud affirme que la sexualité est par essence anti-sociale et asociale et que la destructivité est la manifestation d’un instinct primaire, il ne réalise pas qu’il se trouve seulement face à une dimension historique des instincts dans le cadre d’une civilisation soumise à « une domination organisée ». Alors, évidemment, « l’idée d’un principe de réalité non-répressif n’est qu’une spéculation oiseuse. »

 

Marcuse, avec un espoir touchant, affirme quant à lui la possibilité de l’avènement d’une civilisation non-répressive. Il veut avancer sans compromettre la théorie freudienne, bien qu’il admette devoir revenir sur la théorie des instincts pour voir si elle contient des éléments permettant une réinterprétation. Alors que Freud assimile l’essence des instincts à leur dimension historique, Marcuse veut distinguer entre les conditions historiques phylogénétiques et sociologiques des instincts, espérant pouvoir les libérer de leurs plis sociologiques pour les rendre à une nature supposée neutre voire carrément bien attentionnée. Contrairement aux décroissants toutefois, Marcuse n’appelle pas à un retour à la vie bonne et sauvage, au contraire. L’idéologie philosophique se double bientôt d’un éloge des trente glorieuses. En rappelant que Freud a justifié l’impossibilité d’une libération essentielle du principe de plaisir par « la supposition que la pénurie est, comme la domination, permanente », Marcuse se plaît à imaginer que ces résistances pourraient être surmontées si le risque de la pénurie disparaissait. Il envisage un nouveau tournant dans les vicissitudes des instincts : après le tournant de l’histoire géologique puis le tournant sociologique (début de la civilisation), « le troisième serait situé au niveau le plus haut atteint par la civilisation. L’acteur de cet événement ne serait plus l’animal humain, historique, mais le sujet rationnel conscient qui a maîtrisé le monde objectif et se l’est approprié comme arène pour ses réalisations. » Ici, nous commençons clairement à comprendre que Marcuse perd les pédales.


Point Homéga d'aboutissement de la civilisation

 

D’autres obstacles se présentent encore à lui dans la confrontation de son utopie aux théories freudiennes. Que faire de l’instinct de mort « qui semble exclure toute hypothèse d’une civilisation non-répressive » ? Les modernes croyaient avoir éliminé le problème du péché originel – fort heureusement, la psychanalyse le leur repose sous une autre forme. L’existence même de cet instinct de mort « semble engendrer « automatiquement » tout le réseau des contraintes et des entraves institués par la civilisation ». Evidemment, Marcuse l’aurait immédiatement compris s’il avait correctement lu Freud expliquant que la civilisation procède du refoulement. Qu’à cela ne tienne. Marcuse nous assure qu’en modifiant l’orientation des instincts sexuels, l’instinct de mort n’en deviendra que mieux portant : « un changement qualitatif du développement de la sexualité doit nécessairement transformer les manifestations de l’instinct de mort ». L’instinct de mort deviendra donc un sous-instinct de vie. Sans doute pensait-il à la perversion qui, évidemment, n’est rien de tout cela.

 

Comme toutes ces torsions fantasmatiques de la réalité commencent à devenir peu convaincantes, et Marcuse semblant s’en douter quelque peu, il décide bientôt de s’inspirer d’exemples puisés dans la mythologie. Il présente ainsi Narcisse et Orphée comme les modèles d’une nouvelle civilisation non-répressive, comme la réconciliation d’Eros et de Thanatos. Quels meilleurs exemples ne pouvait pas en effet trouver Marcuse pour représenter l’époque qu’il appelait de ses vœux ! Il suffira de lire Christopher Lasch 24 ans plus tard pour se réjouir du beau chemin parcouru en termes de narcissisme. Les représentations de Narcisse et d’Orphée « rappellent l’expérience d’un monde qui n’a pas à être maîtrisé et contrôlé, mais libéré, elles annoncent une liberté qui libèrera la puissance d’Eros enchaîné dans les formes réprimées et pétrifiées de l’homme et de la nature. Ce pouvoir est conçu non pas comme la destruction mais comme la paix, non comme la terreur, mais comme la beauté. » Orphée et Narcisse ont rejeté l’Eros normal, assure Marcuse se faisant moraliste et assimilant la normalité à la répression et à la bourgeoisie, au bénéfice d’un Eros plus complet – reste à savoir ce que cette complétude inclut. Ils ont protesté contre l’ordre répressif de la sexualité procréative, nous dit-il encore, pour révéler une nouvelle réalité avec son propre ordre, réglée par des principes différents. Ô, galérien de la fantaisie ! Pour Marcuse, Orphée et Narcisse sont les représentants d’une nouvelle vision du monde, une vision proprement esthétique, dans laquelle il faudrait chercher et valider une nouvelle forme de principe de réalité. Toujours en plein délire, Marcuse s’appuie sur Schiller dans L’Education esthétique pour assurer que « le salut de la civilisation impliquerait l’abolition des contrôles répressifs que la civilisation a imposés à la sensibilité ».

Esthétisme moderne référentiel 0.0

Quelques années avant la fête du slip soixante-huitarde, Marcuse se cogne contre ce drôle de paradoxe suivant lequel « il est interdit d’interdire » qui suppose un paradoxe encore plus brûlant : « Soyez libre comme je vous l’ordonne ». La civilisation esthétique imposerait à chacun de jouir comme sa jouissance seule l’exige, celle-ci étant supposée comme pure, présymbolique et non entachée déjà de civilisationnel. Il faut jouir aussi singulièrement que Narcisse et Orphée – mais Narcisse et Orphée ne tiraient peut-être leur jouissance singulière que de l’écart qu’ils ressentaient avec la jouissance dite ordinaire. Marcuse n’envisage pas cette hypothèse et préfère affirmer que « tout ordre qui doit être imposé à l’instinct sensuel doit être lui-même un « acte de la liberté » » et que « dans une civilisation vraiment libre, les individus se fixent à eux-mêmes toutes les lois […] ». Il pressent toutefois l’émergence d’un autre problème, que la répression des instincts tenait à l’écart en favorisant la sublimation et le déplacement des intérêts individuels aux intérêts liés à la succession des générations : le temps. « Mais l’ennemi mortel de la satisfaction durable est le temps, la finitude interne, la brièveté de tous les états ».

 

Marcuse en appelle à transformer la sexualité en Eros, poursuivant ainsi un but éminemment civilisationnel s’il en est. « « Le but érotique de conserver tout le corps comme sujet-objet de plaisir appelle le raffinement continuel de l’organisme, l’intensification de sa réceptivité, le développement de sa sensibilité. » Cette transformation devrait entraîner des relations de travail libidineuses durables mais elle présuppose « la réorganisation rationnelle d’un appareil industriel énorme, une division sociale du travail hautement spécialisée, l’utilisation d’énergie fantastiquement destructrice et la coopération de larges masses. » Cette organisation intermédiaire, temps d’ajustement nécessaire, devrait enfin permettre au but de produire ses propres projets de réalisation : « l’abolition du travail, l’amélioration du milieu, la victoire sur la maladie et le vieillissement, la création du luxe ». La fin n’était qu’un moyen. Marcuse : précurseur de la cybernétique à visée transhumaniste.

 

C’est dans l’annexe consacré à la critique du révisionnisme néo-freudien que Marcuse commence à se montrer intéressant et qu’il prouve que, malgré son marxisme patent, ses propos peuvent malgré tout se montrer pertinents pour un lecteur du 21e siècle. Il démolit la maxime humaniste des suiveurs freudiens à la belle âme (Erich Fromm ou Carl Gustav Jung par exemple) avec leur credo suivant lequel « le développement optimum des potentialités d’une personne est la réalisation de son individualité ». Malheureusement, il le fait non pas en arguant de la puissance amorale de l’inconscient mais en pérorant, comme tout bon socialiste qui se respecte, à propos de la structure répressive de la civilisation, qui semble être l’objet de ses plaintes mais qui est surtout moteur de sa jouissance et plaisir raffiné civilisationnel d’imaginer des systèmes pour la rendre intensément plus acceptable.


Commentaires

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    1. Pour démontrer la faisabilité du développement spontané des instincts vitaux et anarchiques ( anti sociale, anti Etat) d’un droit respectueux des principes du droit naturel , je cite le cas de l’Irlande celtique, une société qui s'est passée d’Etat durant mille ans, jusqu’à sa conquête par l’Angleterre au XVIIe siècle. La société irlandaise était divisée en une centaine de " tuatha ", associations ou clans politiques volontaires auxquels les hommes libres choisissaient librement d’adhérer. On pouvait à son gré se séparer d’un clan pour en joindre un autre. Le pouvoir du chef du clan se limitait à présider les assemblées et, en temps de guerre, à diriger les hommes au combat. Les principes du droit incorporés dans la tradition et les coutumes étaient interprétés par des juristes ou arbitres professionnels appelés " filids" qui, n’appartenant à aucun clan, n’étaient liés à aucune autorité politique. Les individus recouraient librement à l’arbitre de leur choix pour juger leurs différends. Les arrêts des " filids", en droit pénal comme en matière civile, étaient exécutés par les gens eux-mêmes, qui se liaient librement les uns aux autres par des répondants qui se portaient garants de leurs obligations. L’ostracisme de la communauté sanctionnait ceux qui refusaient de se plier aux jugements rendus : ils ne pouvaient plus recourir aux " filids " pour redresser les injustices commises contre eux.





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  2. Merci pour cet exposé très clair sur une pensée difficile. Il y avait sans doute chez Marcuse et dans la pensée soixante-huitarde des excès et des naïvetés, mais ils étaient quand même mille fois plus brillants que la soupe qui nous est servie de nos jours.

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    1. En effet, le menu était un peu plus consistant...

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    2. Laconique : Quand cesserons les "c'était mieux avant"... Vous nous fatiguez. Je vais donc tenter de vous rassurer. Tout va bien Laconique, rien de grave, vous vous approchez juste un peu plus de la tombe.

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  3. Dans ce type de société la régression, le retour au parasitisme phylogénétique et la pulsion de mort promut par l'organisation étatique via le normatif culturel sont annihilées , chaque individu est souverain, sa propriété est inviolable, et c’est à chacun de protéger sa personne et son territoire souverain. Dans ce contexte, les problèmes ne se posent ni se résolvent de la même manière que si l’Etat est prétendu souverain. Par exemple en est-il apparemment du problème de la défense nationale, qu’il conviendrait de rebaptiser « défense territoriale » puisqu’il s’agirait ni plus ni moins que de protéger contre les Etats étrangers un territoire défini comme la juxtaposition purement spatiale des propriétés privées appartenant à des individus souverains. La défense nationale se télescope dans la protection policière : l’agence dont vous avez retenu les services devra normalement vous protéger contre toute agression d’où qu’elle vienne, y compris de la part de bandits internationaux organisés en Etat. L’ objection classique est que la défense nationale représente le cas type du bien public. En défendant votre voisin contre l’agression d’un Etat étranger, l’armée nationale vous protège par le fait même, surtout si cette défense s’exerce par voie de dissuasion. Je rejette cette objection. La suppression de l’espace national, qui n’est commun que parce qu’il a été étatisé, changerait la nature du problème. Chaque propriétaire devrait défendre ou faire défendre sa propriété ( pulsion de vie) sous peine de la trouver complètement sans défense. Plus généralement, l’argumentation qui présente la défense nationale comme un bien public tombe sous la critique générale du droit naturel qui s'oppose à ce concept. L’argument est réductible au faux problème " du passager clandestin". Nous sommes tous des passagers clandestins de la civilisation, et il n’y a là rien de mal. Dans la mesure du possible et de l’efficacité, un régime de propriété privée assure l’exclusion "des passagers clandestins " qui peuvent réalistement être exclus. Et rien ne nous garantit que " les passagers clandestins "apparents profitent effectivement, selon leurs propres préférences, de cette défense nationale à laquelle ils n’ont pas choisi de contribuer volontairement ( voir en cela les problématiques financières que doit assumer l'occidental moyen dans le conflit Russie-Ukraine,( pulsion de mort ) ) .













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  4. Comme c’est l’Etat qui rend possible et justifie la guerre internationale, l’abolition de l’un entraînera la disparition de l’autre. Enfin, un conquérant hypothétique reculerait devant la tâche de maîtriser une société qui ne gratifierait son occupant d’aucune structure établie de gouvernement et où s’opposeraient à lui, dans une insoutenable guérilla, un grand nombre d’agences de police et d’individus armés jusqu’aux dents et habitués à se défendre ( instinct primordial ).

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