Le temps d'un souffle, je m'attarde de Roger Zelazny

 



Voilà, c'est la fin du monde. Ouf, elle est enfin arrivée, nous ne l'attendions plus. Des machines sont encore là pour gérer les flux et processus devenus inutiles. Les machines machinent, comme d'habitude. L'une d'entre elles tombe sur des vestiges de feue la domination humaine. Elle ne découvre uniquement que de la bonne came : outils traditionnels, bons livres, tableaux, j'en passe des vertes et des pas mûres. Je rappelle que Zelazny écrivit cette nouvelle en 1966. L'espèce humaine ne pouvait donc pas encore laisser derrière elle des serveurs informatiques bourrés de merde. Mais passons. Un des robots, sans doute quelque peu désoeuvré, commence à s'éprendre de l'Homme. Il veut s'imprégner de l'essence humaine, il veut en connaître la nature, il aspire peut-être même à devenir Homme lui-même. le robot, déjà, se montre un peu plus que machinique, témoignant d'une envie non programmée : nous entrons dans le fantastique. Mais passons.


La suite est un peu prévisible. le robot découvrira petit à petit que l'expérience de l'homme et l'expérience de la machine ne peuvent pas converger. Oui, l'homme est exceptionnel, l'homme vit des expériences de dingue, à la fois sensible mais doté d'une force surnaturelle (divine ?) lui permettant de supporter l'enfer des sensations. L'homme trouve un sens à sa souffrance: elle le fait homme. Bien peu se demandent inversement si l'homme serait capable de devenir une machine. En effet, la question ne se pose plus puisque nous tendons tous de plus en plus à devenir des machines, et nous ne semblons pas considérer cette tendance comme immorale.

Bitoniau de demain



Le court dossier qui suit la nouvelle rappelle au lecteur le contexte au cours duquel Zelazny écrivit cette nouvelle : il est celui du déploiement de la mégalomanie cybernétique des années 1950/1960. Se basant sur un texte fondateur de Norbert Wiener datant de 1943, les conférences de Macy se succèdent de 1946 à 1953 à propos d'une nouvelle « science » qui serait la cybernétique et dont l'ambition serait de concevoir des mécanismes artificiels qui modéliseraient ou imiteraient les fonctions cognitives. Deux ans après la fin de ces causeries d'attouchements intellectuels visant à éliminer la pensée, John McCarthyClaude ShannonMarvin Minsky et Nathaniel Rochester lancent des petits ateliers de réflexion sur la notion d'intelligence artificielle. Quelques progrès sont constatables : les machines résolvent des problèmes de maths, elles apprennent l'anglais, elles jouent aux échecs. Elles y arrivent très bien et très vite puisqu'elles n'ont, effectivement, jamais envie de se branler. Quelques algorithmés du bulbe ambitionnent ensuite de concevoir des réseaux de neurones artificiels capables d'autoapprentissage. Que des hommes qui ne sont jamais capables d'apprendre quoi que ce soit des leçons que leur impose la vie prétendent inculquer à des machines une capacité telle que celle de l'autoapprentissage devrait nous faire sourire. Heureusement, dès cette époque, quelques individus commencent à tempérer l'ardeur des algorithmés. Geoffrey Jefferson rappelle que le cerveau et la machine ne sont pas équivalents tandis que Hubert Dreyfus assure que la pensée humaine est contextuelle et qu'elle ne se passe pas d'un corps. Nous arrivons à l'époque de la régression : les évidences deviennent des objections qu'il s'agit d'anéantir.

Coucou



En 1966, Roger Zelazny arrive au coeur de la tourmente cybernétique et sa nouvelle est le lieu d'exposition de la sempiternelle question : le robot n'est-il qu'un homme comme les autres ? Qu'est-ce qui différencie l'homme du robot ? Plutôt Dreyfusard, Zelazny semble concevoir que le robot ne panera rien à l'expérience humaine s'il ne se plonge pas dans le chaos échappant à toute mesure de la vie sensorielle et charnelle. Nos tripes, notre sang, notre lymphe et nos hormones : ce sont eux, les signes de notre supériorité sur la machine. Evidemment, ces conclusions nous sembleront assez évidentes à l'heure où la robotisation de la vie s'étend de plus en plus. Le robot du bouquin n'a pas supporté de devenir un homme à cause de l'intensité des sensations qu'il commençait à éprouver dans sa tentative de s'approprier l'essence humaine ; de même, l'homme, se familiarisant avec la bonhomie de la machine et avec sa simplicité binaire, tend à ne plus supporter de souffrir comme un homme. Toute bonne nouvelle traitant de l'intelligence artificielle et des machines ne pourrait que se conclure par la destruction de la machine. Toute tempérance à ce sujet est encore complaisance.


Sur la cybernétique, quelques très bons documentaires de la Gestion génocidaire du globe : 




Commentaires

  1. A force de trop fréquenter l'homme, peut-être que la machine en viendra à se branler ? Merci pour la bonne tranche de rigolade :D

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui, une machine qui se donne du plaisir qu'elle ne ressent pas, voilà qui pourrait être un heureux défi pour nos concepteurs en "intelligence" artificielle.

      Supprimer
  2. Ah oui, Zagdanski, très bon ! Un peu sectaire mais très bon.

    Je ne connais pas du tout Roger Zelazny. C’est vrai que la robotique était un thème très présent dans la S.-F. de cette époque. Mais ça a un peu vieilli je trouve (Asimov). Je préfère Dick. Mais certaines questions restent actuelles en effet (autoapprentissage des machines, robotisation des hommes, etc.).

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Il faudrait sans doute être juif pour apprécier Zagdanski jusqu'au bout mais ne l'apprécier qu'à la moitié ou aux 3/4 apporte déjà bien satisfaction.

      Je n'ai pas encore eu le temps de le lire, mais PMO vient de mettre à publication un article sur Philip K. Dick : https://www.piecesetmaindoeuvre.com/IMG/pdf/philip_k._dick_et_richard_fleischer_-_notre_bibliothe_que_verte.pdf
      Si vous ne connaissez pas encore la "bibliothèque verte" de Renaud Garcia, je vous laisse apprécier.

      Supprimer
    2. Merci pour l'article et le lien, je vais regarder.

      Supprimer

Enregistrer un commentaire