Aïon de Carl Gustav Jung

 


L’archétype du Soi constitue la clé de voûte du système jungien. Il représente la totalité à laquelle est censée conduire l’individuation. Soit, mais personne ne sait représenter, définir ou expliquer la totalité, sinon peut-être de la plus juste façon, c’est-à-dire l’apophatique. Jung ne choisit cependant pas cette voie et le symbole constituant, selon lui, la meilleure forme que puisse prendre une chose inconnue pour se faire comprendre à nous, c’est à travers les différentes occurrences de manifestation symbolique du Soi que celui-ci, par circumambulation, se laissera sinon définir, du moins approcher. L’homme ne peut que tendre vers la connaissance du Soi, sans jamais y toucher. Avec « Aïon », Jung nous propose donc différentes études sur la phénoménologie du Soi.

 

Les différences culturelles conditionnant les différences représentationnelles, Jung restreint volontairement son étude à l’aire du monde occidental même s’il se permet parfois des incursions dans la spiritualité orientale, supposant qu’au-delà des différences civilisationnelles, il existe un dénominateur commun plus profond – peut-être la possession et la maîtrise du langage, soit dit en passant. S’occupant donc prioritairement de notre civilisation, Jung juge que le Christ en est le maître symbole, organisateur des représentations les plus importantes des deux derniers millénaires. Ce symbole ne serait toutefois pas éternel – les spéculations qui lient la numinosité du Christ à l’ère des Poissons ne datent pas d’hier. Mais comment pouvons-nous comprendre le rapport qui a existé entre le Christ et ses multiples autres variantes symboliques ? Quelles sont les métamorphoses auxquelles doit nécessairement se soumettre un symbole, de son éclosion à sa décomposition ? Et de quelle mort s’éteint donc un symbole ? Ces questions apparaîtront éminemment empreintes de modernité.

 


Jung évoque la configuration dans laquelle se trouvait la matrice psychique humaine qui aurait permis à la figure du Christ d’être accueillie dans la gloire et de connaître ensuite diverses déclinaisons symboliques. Si le Christ a trouvé sa pleine numinosité dans le cadre de cette configuration mentale spécifique désignée par la prédominance de la symbolique du poisson dans l’Antiquité, notamment auprès des gnostiques, puis dans le cadre de la prédominance de la symbolique de la pierre dans l’alchimie médiévale, Jung s’interroge sur les attentes psychologiques de l’homme moderne qui présideraient à l’incarnation vivante de la numinosité christique à travers un symbole qui lui serait spécifique. Nous devons bien le reconnaître : la figure du dieu vivant décline, les hommes ont perdu la ferveur religieuse, et le sens s’éloigne jour après jour de nos existences.

 

« On néglige malheureusement de façon totale le fait que l'homme d'aujourd'hui est placé devant des exigences beaucoup plus grandes que celui des temps apostoliques : ce dernier n'avait aucune peine à croire à la naissance virginale du héros et du demi-dieu, et Justin pouvait encore utiliser cet argument dans son Apologie ; de même, l'idée d'un homme-dieu rédempteur n'avait rien d'inouï, (...). Mais nous ignorons tout désormais de la grâce divine qui oignait la personne des rois. Les récits merveilleux des évangiles qui entraînaient aisément la conviction des hommes de jadis seraient une pierre d'achoppement dans une biographie contemporaine, et produiraient le contraire de la foi. La nature merveilleuse et prodigieuse des dieux allait de soi dans le mythe encore vivant, et elle avait une signification toute spéciale et propre à convaincre, dans le raffinement philosophique de celui-ci. (...)

Mais pour l'homme moderne cette croyance est un mystère inaccessible ou une curiosité historique, et le plus souvent cette dernière hypothèse prévaut. L'homme de l'Antiquité ne voyait aucune énormité dans la vertu de l'eau bénite ou la métamorphose des substances, car il y avait aussi des sources médicinales dont les effets étaient incompréhensibles, et des modifications chimiques dont la nature apparaissait comme merveilleuse. »

 

Jung explique cet état de fait par la moindre naïveté dont serait revêtue notre civilisation par rapport à la civilisation antique quant au fait religieux. Ce désenchantement serait lié à l’attente d’une parousie qui ne s’est finalement jamais manifestée. Avec le recul, nous pouvons regretter le manque de pertinence de Jung dans ses explications – pertinence dont Freud, pourtant, témoignait déjà dans « Malaise dans la civilisation » : si le symbole maître régulateur des autres symboles et des relations des hommes entre eux et avec le divin n’a plus de poids, ce n’est pas en raison de sa dégradation substantielle mais bien plutôt à cause de la pulsion de mort qui, parfois, triomphe des forces de vie, et s’incarne dans certaines nouvelles formes de discours comme force de déliaison. Jung émet pour sa part l’hypothèse que le symbole pourrait être devenu obsolète, comme une voiture diesel à l’heure des restrictions dites écologiques, et qu’il ne flatterait plus ce nouveau penchant, apparu chez l’homme de la période industrielle, pour la découverte de nouveautés se succédant à des vitesses toujours plus effrénées sur le marché. En quelque sorte, l’homme moderne serait déçu par le mauvais produit christique : satisfait ou remboursé. Le remboursement, en matière de choses religieuses, se produit de la sorte : l’homme renie inconsciemment la divinité en se créant de nouveaux symboles d’idolâtrie. Evidemment, ceux-ci ne durent pas, puisqu’ils sont profanes et qu’ils s’alignent donc sur l’inconstance des passions humaines, mais ils peuvent se renouveler très rapidement, et leur manque de consistance peut ainsi être dissimulée.

 


« Mais comme le Christ ne réapparaissait pas, une certaine régression ne manqua pas de se produire. Lorsqu’un tel espoir faiblit et qu’une attente exacerbée est déçue, la libido réintègre nécessairement l’homme, et la conscience de lui-même augmente par l’intensification de ses processus spirituels personnels, c’est-à-dire qu’il passe progressivement jusqu’au centre de son champ de conscience. Il s’établit alors, d’un côté, une certaine séparation de la sphère pneumatique, de l’autre, une certaine approche du domaine de l’ombre. Corrélativement, la conscience morale s’aiguise et parallèlement, le sentiment de la rédemption se relativise. »

 

Jung explique encore la déliquescence du catholicisme par le refoulement de son ombre – concept appliqué donc indifféremment aussi bien aux hommes qu’à la religion sans tisser le rapport qui relie les deux entités. Contrairement aux idées gnostiques qui reconnaissaient l’existence d’un mauvais démiurge pour jouir de la vie d’une certaine façon, la dogmatique chrétienne aurait selon Jung « contourné le problème » en parlant de la privatio boni, doctrine selon laquelle le mal n’existerait pas en tant que tel mais ne serait qu’une privation de bien. Jung s’insurge contre ce qu’il considère être comme une mutilation du Soi. La force maléfique n’en disparaîtrait pas pour autant, elle serait simplement rejetée ailleurs, par exemple sur la figure de l’Antéchrist. Lorsque la conscience refuse d’accorder de l’attention aux formations de l’inconscient, celles-ci ne cessent de trouver des moyens de plus en plus insistants et de plus en plus totalitaires pour se faire connaître. En voulant se préserver de l’aspect irrationnel qui caractérise l’inconscient, en refusant d’accueillir ses faiblesses, ses manquements et ses défauts, la religion chrétienne aurait exacerbé les forces de l’ombre. Nous remarquons toujours que Jung parle de cette religion comme d’un fait autonome qui serait pourtant structurellement établi sur le modèle humain. Il n’est ainsi ni psychanalyste (car il parlerait des hommes qui ont fait le discours religieux) ni théologien (car il supposerait alors que Dieu, qui n’est pas qu’une unité relative comme l’est l’homme, agit peut-être selon des mobiles et en vertu de fins dont la connaissance et la compréhension nous sont inaccessibles).

 

« Si un fait intérieur n'est pas rendu conscient, il se présente de l'extérieur, comme destin. Autrement dit, si l'individu demeure monolithique et ne devient pas conscient de son opposition interne, il est probable que l'univers devra figurer le conflit et être scindé en deux. »

 

Jung estime donc que la religion chrétienne, si elle veut toujours figurer dans les meilleures ventes sur le marché de la spiritualité, doit permettre au symbole christique de se rabibocher avec l’ombre, the dark side of the soul. Les hommes modernes ne voudraient plus de la perfection (mais qui a jamais cru que le Dieu chrétien était parfait ?), ils veulent désormais de la totalité, comme le laisserait bientôt présager la vitalité croissante du New Age avec ses idées-bonbons vite mangées, mal digérées. La conjonction des opposés, la voie du tiers inclus, le neti-neti – idées déjà toutes suggérées dans la Bible, mais sans doute pas assez explicitement, sans doute plus assez spectaculairement pour l’homme moderne. Il faut du clinquant, un combat apparent entre les forces du bien et du mal. Heureusement, Star Wars allait bientôt être créé mais en attendant, il fallait bien exprimer le besoin ressenti par quelques-uns de représenter cet affrontement. Besoin qui tient peut-être moins de la spiritualité que de la simple jouissance à voir le mal et le bien faire semblant de s’affronter. L’ombre n’étant pas intégrée, le Diable reflue sur terre, nous dit Jung, et il prend pour cette apparition les apparences les plus fourbes pour que les hommes, insouciants, le confondent avec le bien.

 

« Il [le Diable] est d’autant plus redoutable qu’on sait moins le reconnaître. Mais qui pourrait le soupçonner sous des noms aussi bien sonnants que prospérité générale, sécurité de l’existence, paix des peuples, etc ? Il se camoufle sous les idéalismes et sous tous les -ismes dont le pire est le doctrinarisme, cette manifestation la moins spirituelle de toutes les manifestations de l’esprit. »

 

L’ombre provoquerait donc la domination du Diable sous la figure du faux bien. Ce sont les bonnes intentions des « belles âmes ». Le Christ ayant déjà beaucoup dit et montré à propos de ça, rien n’est besoin de rajouter ou de soustraire.

 

Cet essai, bien qu’il se propose comme une analyse extrêmement érudite, fouillée et originale des sources du christianisme, interroge par ses raccourcis et étranges condensations de l’homme au Christ/christianisme et du Christ/christianisme à l’homme. Parlant du Christ, il nous semble parfois que Jung ne parle que de l’homme, mais qu’il ne le sache pas lui-même. Finalement, ce n’est pas le Christ qui a besoin d’être updaté mais l’homme à qui il profiterait peut-être de prendre du recul sur certaines formes calcifiées de discours et sur certaines pensées-réflexes qui le dispensent de toute réflexion circonstanciée.


Commentaires

  1. Merci pour cet article d’une densité impressionnante. On voit que vous connaissez le sujet (Jung).

    Bien sûr, d’un point de vue chrétien, l’approche de Jung est inacceptable (considérer le Christ comme un symbole). C’est un point de vue incompatible avec l’approche biblique, sous toutes ses formes (c’est pourquoi les croyants parlent d’exégèse et non de symbolisme, ce sont deux approches totalement différentes). Mais je retiens de votre article que l’approche de Jung garde sa pertinence en tant qu’analyse d’un phénomène historique (le christianisme) dans son développement et son déclin. Les critiques de Jung semblent d’ailleurs s’adresser davantage au christianisme historique qu’au texte biblique lui-même. Il est incontestable que la pensée chrétienne (sous l’influence de la pensée grecque à mon avis) s’est orientée de plus en plus vers un moralisme obtus, un manichéisme (le bien contre le mal) qui relève d’un autre paradigme que le paradigme biblique. Des auteurs chrétiens ont d’ailleurs fait des critiques analogues à l’encontre du moralisme (notamment J. Ellul dans La Subversion du christianisme).

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    1. En effet, Jung s'adresse surtout au christianisme historique qui, il est vrai, a transformé le christianisme biblique au cours des siècles sous l'influence des discours humains. En ce sens, la psychanalyse en tant qu'étude des discours pourrait être pertinente. Malheureusement Jung ne peut s'empêcher de vouloir proposer des solutions qui me semblent des plus hasardeuses. Il se propose notamment de transformer le signifiant-maître du christianisme en l'attelant artificiellement à d'autres signifiants qu'il juge délaissés (le diable), se conformant ainsi à la structure du discours capitaliste: le sujet du signifiant refuse de reconnaître sa sujétion et prétend être libre de se servir du signifiant comme d'un instrument mis au service de ses fins. Jung aurait pu s'interroger sur ce glissement du discours du maître au discours capitaliste qui enjoint l'homme à penser qu'il peut "réformer le christianisme" en jonglant avec des signifiants de plus en plus désarrimés de leur référent.

      D'ailleurs, le catalogage fortéen que réalise Jung des différents sens des symboles représente fort une forme de lutte contre l'angoisse de se retrouver vraiment, un jour, devant le vide absorbant des signifiants ne signifiant plus rien.

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  2. Cette race ( l'homo sapiens occidental dans ce cas précis ) qui n'est qu'une expérimentation parmi tant d'autres est tellement stupide et vaniteuse avec ses discours à la con qu'ils ont bâtis le christianisme en se trompant totalement sur l'injonction réel du christianisme résultat de l'opération du bavardage de cette bande de débiles , nous sommes tous dans la merde ! "chacun pour " soi " (justement) tous pour un " Dieu reconnaitra les siens .

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