La dépression nerveuse et le corps d'Alexander Lowen

 



Alexander Lowen, disciple de Wilhelm Reich, participe de la dégradation de la psychanalyse en psychothérapie par la transversalité du révisionnisme freudien. Wilhelm Reich, déjà, interprétait Freud à l'envers. Alors que Freud montrait que la civilisation procède de l'homme et de la structurelle nécessité qui le conduit à restreindre la jouissance (l'au-delà du principe du plaisir) en la bordant du discours, Reich assène que la civilisation brise et rompt l'homme et que ses lois doivent être abrogées pour permettre à une nature supposée bonne de se déployer dans la folie d'un Eldorado retrouvé. Reich a notamment recommandé à chacun de baiser autant que possible selon ses envies. Il s'agit encore bien pourtant d'une loi : celle de la jouissance, qui vide le plaisir en réduisant son sens à la signification d'une injonction. L'apparente impulsivité des envies ne traduit d'ailleurs pas une plus grande proximité avec quelque chose qui serait de l'ordre de la vérité satisfactoire. Reich saute pourtant le pas. Il conçut même de fabriquer une machine pour récupérer l'orgone, soit « l'énergie » heureusement dégagée des coïts et censée guérir de toutes sortes de troubles physiologiques. Il est vrai que ce genre de médicament peut être plaisant à prendre.

Alexander Lowen se montre aisément plus modéré que son maître, reprenant les perspectives psychosomatiques ouvertes par celui-ci en en retirant l'obsession sexuelle patente. Malheureusement, il pense toujours qu'en oeuvrant en ce sens, il renouvelle la pensée freudienne dans le sens d'un approfondissement. Il ne fait en réalité qu'en perpétrer la mécompréhension. C'est ainsi que les chantres de la « libération du corps » qui se croient modernes et qui s'imaginent lutter contre les anciennes antinomies ne font qu'entériner le vieux dualisme de toujours : à la supposée psychanalyse qui serait trop intellectualisante, ils opposent leur mixture psychothérapeutique qui, parce qu'elle parle du corps comme d'une partie désolidarisée de l'esprit, serait plus pragmatique, plus efficace, plus réaliste et, paradoxalement, plus intégrative. Ces petits dissidents du corps sachant seul n'ont pas compris ce que Lacan, en même temps qu'eux, énonçait pourtant clairement :

« Mais tout ce que vous sentez, et jusque dans vos tripes, comme vous dites à très juste titre, ne peut même prendre sa suite de réactions vago-sympathiques qu'en fonction de la chaîne de questions que vous aurez introduites. C'est en cela que vous êtes un homme. Toutes les particularités, les bizarreries, le rythme même de vos réactions vago-sympathiques tient à la façon dont les questions se sont introduites dans votre histoire historisée-historisante, dès que vous savez parler. Ça va bien au-delà de la formation de dressage. [...]
C'est en tout cas à partir de la valeur que votre réaction tripale a prise la première fois, qu'une différenciation se fera au niveau de vos tripes et de votre tube digestif, et qu'à jamais la chaîne des effets et des causes sera autre. Si ce n'est pas ce que nous enseigne la psychanalyse, elle ne nous enseigne rien du tout. »


Mais puisqu'il faut revenir au livre de Lowen et tenter d'en dire certaines choses, nous en évoquerons la taxinomie. le dépressif, nous dit l'auteur, se repère par certaines caractéristiques telles que la poursuite de buts chimériques traduisant l'illusion d'une satisfaction narcissique compensatoire, l'emprisonnement de « l'énergie » à l'intérieur d'une cuirasse musculaire permanente, et la perte de la foi. Dans l'imbroglio de la conduite comportementale se trouvent ainsi mélangées des considérations impliquant la relation d'objet, la conception cybernétique de l'homme (son fonctionnement machinique) et la vie surnaturelle.

La dépression est par ailleurs abordée sous l'angle de l'affect, celui-ci n'étant jamais analysé pour lui-même. Il ne pourrait en effet en être autrement puisque la psychothérapie d'Alexandre Lowen le naturalise. La dépression trouverait ainsi ses origines dans un manque d'amour qu'aurait subi l'enfant (mais selon quelles coordonnées l'enfant reconnaît-il et mesure-t-il cet « amour » dont il est l'objet, et comment l'adulte en témoigne-t-il à présent ?). Ce manque aurait engendré des émotions (selon quelle logique ?) qui resteraient bloquées dans le corps sous forme de contractures musculaires qui s'observeraient au niveau de la cage thoracique, des épaules et du cou. La psychothérapie d'Alexander Lowen propose ainsi de « libérer » les émotions « néfastes » en invitant la personne à « écouter » son corps. Les techniques proposées sont celles de la respiration ample, de la détente musculaire, de l'ancrage au sol, etc.

S'il n'est pas incertain que cette attention portée aux expressions subtiles de nos « réactions vago-sympathiques » puisse extraire le sujet de l'implication signifiante que constitue la symptomatologie de sa névrose, dite ici dépressive, en lui donnant de nouvelles façons de se penser et en lui permettant de gérer son inadaptation, il est dommage toutefois qu'elle s'inscrive dans la perpétuation de l'erreur qui consiste à opposer un corps qui serait naturellement bon à un mental qui serait essentiellement peccamineux. La possibilité de progresser dans la parole ne semble pas exister dans la « bio-analyse énergétique » (son nom même le signale). Si une amélioration temporaire des symptômes s'avère possible, il est à craindre qu'elle ne dure que le temps de l'assomption de l'intuition signifiante ainsi permise par l'interrogation du silence autrefois posé dans l'appréhension du corps. Mais si celle-ci n'est pas saisie à temps par le sujet pour être dite, elle s'évanouira à nouveau, martelant sa demande à être dans le retour insistant du symptôme que certains disent dépressif, mais qui ne traduit peut-être que la douleur d'exister.
 



 

Commentaires

  1. Un article qui nous conduit sur des territoires très sensibles, ceux des liens entre le corps et le mental. Je ne connais pas du tout Wilhelm Reich, à peine Freud, j'ai une tout autre formation. Je pense qu'il faut être très prudent quand on s'aventure sur ce terrain-là, car on s'adresse à des personnes vulnérables et en quête de solutions miracles (lesquelles n'existent pas). C'est sur sa conception globale de l'existence qu'il faut travailler, à mon avis, plus que sur des techniques (ce que vous appelez « la douleur d'exister »). La prudence s'impose, en effet, je rejoins là-dessus la conclusion de l'article.

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    1. Merci pour votre lecture attentive. Il me semble illusoire de réfléchir à la dépression en termes de mauvaise adaptation au monde : l'adaptation ne sera jamais parfaite et il est plus raisonnable d'intégrer cette perspective, aussi déceptive soit-elle.

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