Bouddhisme Zen et Psychanalyse de D. T. Suzuki, Erich Fromm et Richard De Martino
L’Occident n’est plus très à la mode aujourd’hui et il ne
s’aime que dans le mirage de l’autoflagellation. L’idéologie dominante,
c’est-à-dire celle qui prétend devoir combattre la plus atroce censure (la
« gauche-centre » progressiste), ne nous a-t-elle pas habitué en
effet depuis des décennies à valoriser la pensée orientale au détriment de la
pensée occidentale ? Comme si, depuis lors, l’une et l’autre n’étaient pas
devenues aussi pourries.
Avant, c’était peut-être différent. Même si nous ne
connaissons l’antériorité de l’orient qu’en tant qu’occidentaux, il semble en
effet qu’elle se caractérisât un temps par une mentalité un poil plus détachée
des contingences de la matérialité que la nôtre – caractéristique qui, en des
temps de démesure matérialiste, nous semble être le signe de la plus grande
sagesse. Suzuki, qui se présente comme l’intermédiaire de O à O’, nous assure
de la distinction suivante :
« […] le christianisme, religion de l’Occident, parle du
Verbe, du mot, de la chair, de l’incarnation et d’une orageuse temporalité. La
religion de l’Orient lutte pour la désincarnation, le silence, l’absorption, la
paix éternelle. Pour le Zen, l’incarnation est désincarnation. Le silence est
grondant comme le tonnerre. Le Mot est non-Mot, la chair non-chair, ici et
maintenant pareils au vide (sunyata) et à l’infini. »
Cet exemple vous permettra de saisir que les propos de
Suzuki sur le christianisme sont assez approximatifs et ne touchent pas au réel
de la Révélation. C’est toutefois sur cet agglomérat d’idées réflexes,
partagées par tous les occidentaux, que Suzuki bâtit sa démonstration, opposant
la scientificité occidentale à la naturalité idéalisée de l’Orient. Rien que du
réchauffé.
« Alors que la méthode scientifique tue, assassine
l’objet et, après avoir disséqué son cadavre, s’efforce vainement, en
réajustant ses morceaux, de reproduire le corps originel et vivant, la méthode
Zen prend la vie telle qu’elle est vécue ; au lieu de la tailler en pièces et
de tenter ensuite de la ressusciter en rafistolant ses débris à l’aide
d’abstractions et de concepts, le Zen préserve la vie en tant que vie, nul
bistouri ne la touche. »
Sa conception de l’inconscient en est logiquement
enniaisée dans des comparaisons qui n’hésitent pas à se référer à l’intouchable
moral de la « Nature » et à la croyance en l’évolution psychologique
d’un état inférieur à un état supérieur transformant l’homme, en certaines
circonstances de réussite non spécifiées (car relevant contradictoirement d’injonctions
les moins favorables à la liberté) en « artiste de la vie » qui, avec
« son être total [...] façonnera sa personnalité ».
Suzuki enchaîne en évoquant l’opposition stéréotypique de
l’intellect et de la sensation/affection. « Mais au cours de notre croissance,
le développement intellectuel entre en jeu et le domaine des sens est envahi
par l’intellect. » Voilà qui nous donne envie de pleurer. Cette
considération, à la limite psychologique, n’a rien de psychanalytique.
Faudrait-il rappeler Lacan, qui remettait enfin les choses dans l’ordre en
disant que « l’affectif n’est pas comme une densité spéciale qui
manquerait à l’élaboration intellectuelle », « il ne se situe pas
dans un au-delà mythique de la production du symbole qui serait antérieur à la
formulation discursive » ? Le cœur ne mentirait pas, chante l'antienne éculée.
L’erreur des tentatives psychologisantes de l’inconscient
est de croire que le conscient se manipule comme la lumière qui émane d’une
ampoule et qu’il suffirait d’éteindre la lumière (ou de réduire sa luminosité)
pour mieux connaître l’inconscient. Le progrès est souvent qualifié de
spirituel pour nous convaincre de la nécessité de la chose.
Suzuki retrouve un peu de pertinence lorsqu’il ose une
comparaison de l’inconscient au Soi, bien que les deux notions opèrent dans des
champs épistémiques différents. « Le Soi est comparable à un cercle qui n’a pas
de circonférence. Il est donc Sunyata, le Vide. Mais il est aussi le centre
d’un tel cercle, situé partout et en tout point de ce cercle. » La
première partie de cet ouvrage sera finalement intéressante pour mieux
comprendre le Bouddhisme zen – mais absolument pas pour se faire une idée juste
de la psychanalyse (à moins de croire qu’elle peut se confondre avec la
psychologie, ce qui est faux, bien entendu).
La deuxième partie ne commence pas mieux. Erich Fromm
montre qu’il n’a pas su lire Freud.
« Quelle était sa vision de l’homme futur ? Sur quel
dogme avait-il fondé son mouvement ?
Freud a répondu très clairement à ces questions par la phrase suivante :
« Là où était l’Id, sera l’Ego. » Son but était la domination par la raison des
passions irrationnelles et inconscientes. Il fallait que dans la mesure de ses
possibilités, l’homme se libérât du pouvoir de l’inconscient. Il fallait que
l’homme devînt conscient des forces inconscientes qui l’habitaient, afin de les
contrôler et de les dominer. »
La phrase de Freud n’est pas correctement traduite ni
correctement interprétée. Le détail est significatif. Non pas « là où
était l’id [le ça] sera l’ego » mais « là où était l’id, l’ego doit
être ». La formule ne doit donc pas être entendue selon une spatialisation
grossière (virer le ça pour mettre l’ego à la place) mais dans l’hypothèse
d’une correspondance spéculaire : là où il y a du ça, il doit y avoir du
moi. Le moi apprend donc à se reconnaître dans sa dimension imaginaire. L’ego
ne reconquiert pas du pouvoir sur l’inconnu mais il renverse sa perspective.
Lacan le disait : « C’est bien de cela qu’il s’agit, au terme de
l’analyse, d’un crépuscule, d’un déclin imaginaire du monde, et même d’une
expérience à la limite de la dépersonnalisation. C’est alors que le
contingent tombe – l’accidentel, le traumatisme, les accrocs de l’histoire
– Et c’est l’être qui vient alors à se constituer. » Rien à voir
avec les approximations de Fromm, qui sont pleines de bonne volonté – c’est ça
le pire. Nous retombons alors dans l’éternelle confusion selon laquelle
l’inconscient désignerait pour Freud le lieu de relégation des « vices de
l’homme » tandis qu’il désignerait pour Jung le lien où se tiendrait
« sa sagesse ». Alors, bande de teubés, vous avez choisi votre
camp ? Le méchant psy ou le gentil ? Celui qui nous dit que nous
sommes des merdes ou celui qui nous dit que nous flottons dans un océan de
sagesse ? L’opposition de Freud à Jung formulée en ces termes ne tient
pas. Pourquoi ne pas revenir au tranchant de la découverte freudienne qui nous
apprend que l’inconscient n’est autre que la vérité, quand bien même elle
s’énoncerait sous la forme de l’erreur ou de la méprise ? L’inconscient
n’a rien à voir avec des jugements moraux (des vices) ou sociaux (la sagesse).
Aussi bien est-ce de se rendre aveugle à cette évidence
que le malentendu se prolonge sous la forme d’une nouvelle opposition entre le
judéo-christianisme (pour autant qu’ils puissent se mettre strictement dans le
même sac) et le bouddhisme zen. Si ces deux « spiritualités »
reconnaissent « la nécessité d’abandonner « ma
volonté » [...] afin d’être totalement ouvert, coopérant, éveillé,
vivant » (l’horizon que vise cette ouverture n’est pas précisé), Erich
Fromm affirme toutefois que la formulation chrétienne retire sa liberté à
l’homme en l’obligeant à se soumettre à la volonté d’un « Père omniscient
et omnipotent qui veille sur lui et sait ce qui lui convient », tandis que
le Zen accomplirait « un abandon de sa volonté sans le danger d’une
régression vers le concept idolâtrique d’un père secourable ». Au lieu de
proposer aux occidentaux de retourner à la lecture des textes du christianisme,
ne serait-ce que pour comprendre en quoi le christianisme et le bouddhisme zen
peuvent difficilement être comparables, Erich Fromm joue plutôt sur la veine
émotionnelle, profitant du consentement général favorisé par la sécularisation
pour critiquer le christianisme, envisagé comme le règne castrant du Logos et
de l’intellect sur les aspirations batifolantes des hommes.
Erich Fromm conclut en annonçant que la psychanalyse n’a
rien à voir avec le Zen. Tout compte fait, dans l’orientation qui est la
sienne, nous sommes d’accord.
Le projet louable de ce livre, dans son intention de
permettre un dialogue entre la psychanalyse et le bouddhisme, conduit
finalement à accroître la confusion qui règne autour de la psychanalyse en
l’assimilant à un héritage judéo-chrétien mal assimilé dont elle aurait tenté de
s’émanciper sans y parvenir réellement. Ne reconnaissant pas le scandale qui
est à la source du christianisme, et s’aveuglant également sur les plus
extrêmes implications des découvertes freudiennes, le discours tenu dans ce
livre vise plutôt à nous persuader de la nécessité d’en amollir les perspectives
par l’infusion de jugements moraux et l’invasion d’images lénifiantes. La
vérité devrait ployer devant la sagesse. L’inconscient, que ces auteurs
favorables au Bouddhisme Zen et à la décontraction orientale estiment mieux
« connaître » que quiconque, devient alors le support d’une vérité
qui ignore tout des principes de son ignorance.
Bon article, très agréable à lire.
RépondreSupprimerJe vous remercie pour votre retour cher Laconique.
SupprimerMerci beaucoup pour votre article. Connaissez-vous des articles/livres qui abordent la question du Zen et de la Psychanalyse avec plus de pertinence ?
RépondreSupprimerJe peux vous envoyer deux articles de Guy Massat sur le Zen si vous le souhaitez.
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