Lâchez tout d'Annie Le Brun



C’était le jour de mon entretien trimestriel avec n+2. Il était à peine 9h30 lorsqu'il me demanda de le rejoindre en salle de réunion. Je fermai youtube et facebook et, l’esprit tranquille, je rejoignis le chef en cette obscure matinée d'un quelconque mois de mars.

-        Alors, comment ça se passe au boulot ? m'interrogea-t-il à brûle-pourpoint.
-        ça va, je vous remercie.

n+2, pétillant de son amour pour les gens bavards, restait suspendu à mes lèvres dans l'attente de la suite. Je n'avais cependant rien d'autre à dire au sujet de mon poste de rédactrice technique. Son visage se crispa, réussissant toutefois à dévoiler quelques dents dans l'imitation d'un sourire, et sa voix grimpa dans les aigus. 

-        Tu n'as rien d'autre à me dire ?
-        Non. C'est plutôt bon signe.

En effet, à ce moment-là, je n’avais plus que quatre mois à tirer avant d'exécuter l'abandon de poste que j'avais programmé. Pour meubler toutefois la conversation, et afin de ne pas retourner au turbin trop vite, je posai quelques questions. n+2 tomba dans le panneau. Il se prit au jeu si bien qu’il finit par me dire, tout à fait hors de propos :

-        Je m'attriste de constater qu’il s’établit une ligne de fracture philosophique de plus en plus forte dans notre entreprise.
-        Ah oui ? demandai-je, sincèrement intéressée car toute perspective de guerre m’enchante.
-        J’ai remarqué que nous sommes plusieurs dans l'équipe à nous sentir concernés par les enjeux du féminisme. Moi, Jenny et Lola nous investissons beaucoup dans cette lutte, alors que le reste des employés semble relativement indifférent à cette question, pour ne pas dire hostile.

Je n’étais pas surprise. Jenny, Lola et moi-même étions les seules meufs de l’équipe commerciale. Les non-féministes étaient donc des hommes. C’est une répartition saine des opinions philosophiques. Je fus donc assez déçue par la morne prévisibilité de cette césure philosophique.

-        Je trouve le féminisme assez ennuyeux moi aussi, constatai-je.

Il est vrai que j’ai toujours aimé pouvoir profiter des avantages que me confère ma situation de femme. Pouvoir cultiver un gros cul plein de graisse et dire que c’est la faute des hormones, pouvoir pécho même si je ressemble à un thon parce que la plupart des hommes sont prêts à tout pour niquer, pouvoir dire que j’ai la migraine le soir dans le pieu sans que ma dignité sexuelle ne se sente offensée, rater ma vie professionnelle sans en faire une question personnelle, avoir des occupations ménagères toutes trouvées les dimanches pluvieux, etc. Vraiment, il y a quelques avantages pas plus cons que d’autres à être une femme. Mais voilà t’y pas que depuis quelques temps, certains individus se sont mis en tête l’idée que nous voudrions vraiment devenir autre chose. Par exemple des mecs. 

n+2 continua son baratin.

-        Je ne crois pas qu’une femme soit moins puissante physiquement qu’un homme. Si les femmes entendent dès leur plus jeune âge qu’elles peuvent devenir musclées comme des hommes, plus rien ne les en empêchera.

-        Les femmes ont moins envie de conquérir le monde que les hommes, dis-je en pensant à la brique de lait que j’avais laissée ouverte sur la table en partant le matin.

-        Non, si on leur dit dès le début qu’elles ont les mêmes chances que les hommes pour faire fortune ou développer des projets de génie, elles pourront rivaliser avec eux !

Quand je pense aux projets de génie que notre monde conçoit, je ne vois vraiment pas pourquoi j’aurais envie de patauger dans ce bain de merde moi aussi.

-        Soit, dis-je, c’est peut-être une affaire de langage.

Je venais de repenser à l’article sur le schéma R de Lacan que je lisais avant de me plier à l'obligation de l'entretien. Lacan aime beaucoup parler de langage pour tout et pour rien, souvent sans raison. Pourquoi ne pas faire de même ? Quel dommage d’avoir délaissé la lecture de ce formidable article pour cette réunion.

-        Oui bien sûr ! s’écria-t-il, heureux d’avoir réussi à m’épuiser, prenant mon manque d’intérêt pour une abdication. Au début, beaucoup s'opposeront à ces nouvelles idées mais au fil des années, les vieux rétrogrades seront remplacés par les nouvelles générations qui n’auront pas connu l’inégalité sexuelle. Et alors le monde pourra changer !
-        Je pense que si j’avais un jour un enfant, je voudrais qu’il soit la note discordante de son époque.
-        Comment ça ?
-        Je ne sais pas.

De toute façon, je ne crois pas que je veuille d’enfant. Ou alors, ce sera peut-être une erreur. Une pilule est si vite vomie les jours de cuite.

-        Tu devrais lire Lâchez-tout d’Annie Le Brun. Elle résume bien mon avis sur la question du féminisme, balançai-je.

Bon, en vérité, je n’avais pas encore lu son bouquin mais j’en avais aperçu quelques extraits convaincants. Celui-ci par exemple :

« Méprisant depuis toujours les maitres qui ont des mœurs d'esclaves comme les esclaves impatients de se glisser dans la peau des maitres, j'avoue que les affrontements habituels entre les hommes et les femmes ne m'ont guère préoccupée. Ma sympathie va plutôt à ceux qui désertent les rôles que la société avait préparés pour eux ».

Ou encore : « Pendant que le vieux monde s'essouffle à se rénover, les femmes acquièrent lentement une indépendance, mais une indépendance de consommateurs. Le néo-féminisme sert à les presser d'accéder à ce bonheur, venant les conforter dans une identité de pacotille qui ne vaut qu'à la lumière des échanges marchands et des rapports de force qui les engendrent ».

Depuis je l’ai lu, c’est pourquoi j’écris un truc dessus. Ça vaut le détour. Lisez-le vous aussi.

Les hommes qui veulent offrir aux femmes ce qu’ils croient être la panacée, c’est-à-dire un statut d’homme, m’ennuient au plus haut point. Eux-mêmes se montrent d’ailleurs assez souvent efféminés. Ils rigolent avec les filles en regardant des vidéos de chats, ils feuillettent les catalogues Ikea qu'ils trouvent dans leur boîte aux lettres, ils mangent des sushis et ils vont s’éclater à Walt Disney. Après, s’ils sont comme ça ce n’est pas parce qu’ils sont féministes bien sûr, c’est seulement parce qu’ils n’ont pas les idées bien claires dans la tête, mais l’un entraîne l’autre. 

Lorsqu'ils pensent au féminisme, ils pensent aux femmes baisables. D'ailleurs, eux-mêmes aimeraient ajouter une corde à leur arc de baisabilité puisque, souvent, ils découvrirent le féminisme après de longues années de disette. Ils imaginèrent alors que cette doctrine leur permettrait d’attirer de faibles victimes dans leurs filets. Ce n'est pas une généralité. C'est uniquement l'explication la plus rationnelle pour comprendre le phénomène des hommes féministes et fiers de l'être.

-        Bon, merci pour cet entretien, finit par lâcher le chef.
-        A plus.

Plus tard dans la journée, nous eûmes une nouvelle réunion collective avec l’ensemble de l’équipe. n+2 n’avait visiblement pas eu le temps de refroidir ses esprits.

-        Il y a trop peu de femmes dans notre équipe, déplora-t-il. Ce n’est pas un choix volontaire de notre part : malheureusement, l’électronique grand public ne les intéresse pas.

Voilà t'y pas une différence hommes-femmes que le chef n’avait sans doute pas encore eu le temps d’analyser.

-        Mais si c’était possible, j’aimerais qu’il n’y ait que des femmes ici, dit-il alors que ses bajoues s'enflammaient.

Le féminisme n’est qu’une philosophie pour les hommes dont la queue n’intéresse habituellement pas les femmes et pour les femmes qui croient pouvoir se passer de queues, mais qui achètent des godes en forme de canard sur cdiscount.

Commentaires

  1. Ouais… Ça monte un peu à la tête de tout le monde ce féminisme. Mais l’article est marrant, quand même.

    RépondreSupprimer
  2. Lâchons tout alors ! (surtout les féministes...)

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire