L'Enracinement de Simone Weil
En 1943, à Londres, Simone Weil écrit le Prélude à une
déclaration des devoirs envers l’être humain, qu’Albert Camus publiera en 1949
sous le titre L’Enracinement. Elle imagine les principes qui pourraient fonder
la République française lorsque la guerre sera terminée. La plupart de ces principes
nous apparait, aujourd’hui, irréalisable. Leur application supposerait en effet
que les représentants du pouvoir – ou que les hommes, en tout cas, qui auraient
pour charge d’en garantir l’application – soient des saints. S’ils étaient
confiés aux usurpateurs qui occupent le pouvoir depuis plusieurs décennies, ils
seraient au contraire précurseurs d’un totalitarisme encore plus affirmé que
celui au sein duquel nous vivons actuellement. D’ailleurs, c’est à se demander
si certains principes ne sont pas déjà effectivement appliqués, non pour servir
l’harmonie cosmologique, comme l’espérait Simone Weil, mais simplement pour
servir des intérêts particuliers.
Par exemple, Simone Weil estimait qu’ « il peut y
avoir répression contre la presse, les émissions radiophoniques, et toute autre
chose semblable, non seulement pour atteinte aux principes de moralité
publiquement reconnus, mais pour la bassesse du ton et de la pensée, le mauvais
goût, la vulgarité, pour une atmosphère morale sournoisement
corruptrice. » Dans l’absolu, ce principe semble louable. Dans la
relativité du monde contemporain, cette répression n’existe-t-elle pas
déjà ? Les « fact checkers », c’est-à-dire les opérateurs de la
censure assurant, de la hauteur de leur « esprit scientifique », le
maintien de certains discours idéologiques, ne se présentent-ils pas comme les
garants de la vérité, de la rationalité et de la justesse contre les
contradicteurs, dénoncés comme « complotistes » ?
Le plan de ré-enracinement ouvrier et paysan paraît
également complètement utopique, non seulement parce que les difficultés
inhérentes à ces mondes ont été résolues brutalement par l’élimination
progressive des ouvriers et des paysans, par la disparition des usines et des
fermes, mais aussi parce que le discours dominant a continué de se dégrader
depuis l’époque au cours de laquelle Simone Weil écrivait, entraînant une
transformation des rapports de l’homme au monde qui l’environne dans sa manière
de l’utiliser, d’en jouir, de lui donner sens. Aujourd’hui, plus encore qu’en
1943, il semble impossible de conférer la moindre réalité à la déclaration
suivant laquelle « une femme, des enfants, une maison, un jardin lui
fournissant une grande partie de sa nourriture, un travail le liant à une
entreprise qu’il aimerait, dont il serait fier, et qui serait pour lui une
fenêtre ouverte sur le monde, c’est assez pour le bonheur terrestre d’un être
humain ». L’idéologie moderne a réussi à transmettre l’idée selon laquelle
une telle vie serait insatisfaisante, conservatrice, rétrograde, bourgeoise
même, parce qu’elle suppose l’enracinement, c’est-à-dire l’intégration des
limites inhérentes à la condition humaine, un refus de vivre des expériences
comme des produits de consommation, le consentement à une vie qui ne permet
certes pas de tout expérimenter, mais qui donne au moins la satisfaction
d’approfondir la connaissance du prochain.
Le plan de ré-enracinement ouvrier et paysan que Simone
Weil propose suppose par ailleurs la mise en place d’un Etat très
interventionniste qui ne fonctionnerait pas à la manière d’une entreprise (tous
les bénéfices pour ses actionnaires tandis que ceux qui font tourner la machine
s’épuisent en vain) mais qui se mettrait réellement au service de ses sujets. Par
exemple, la triple propriété maison, machine et terre serait conférée à
l’ouvrier « par un don de l’État, au moment du mariage, et à la condition qu’il
ait accompli avec succès un essai technique difficile, accompagné d’une épreuve
pour contrôler l’intelligence et la culture générale.
[…] Cette triple propriété ne pourrait être ni transmise
par héritage, ni vendue, ni aliénée d’aucune manière. (La machine seule
pourrait dans certains cas être échangée.) Celui qui en jouit n’aurait que la
faculté d’y renoncer purement et simplement. En ce cas, il devrait lui être
rendu non pas impossible, mais difficile d’en recevoir plus tard ailleurs
l’équivalent.
Quand un ouvrier meurt, cette propriété retourne à
l’État, qui, bien entendu, le cas échéant, doit assurer un bien-être égal à la
femme et aux enfants. Si la femme est capable d’exécuter le travail, elle
conserve la propriété.
Tous ces dons sont financés par des impôts, soit directs,
sur les profits des entreprises, soit indirects sur la vente des produits. Ils
sont gérés par une administration où se trouvent des fonctionnaires, des
patrons d’entreprises, des syndicalistes, des députés. »
Ou encore : « Il faudra fournir un grand effort
pour la formation de la jeunesse ouvrière, et d’abord pour l’apprentissage.
L’Etat sera obligé d’en prendre la responsabilité, parce qu’aucun autre élément
de la société n’en est capable. »
Alors que Simone Weil note qu’un des obstacles qui
s’oppose au déploiement de la culture ouvrière constitue l’esclavage et qu’il
n’est pas possible d’« être libre et
souverain, en qualité d’être pensant, pendant une heure ou deux, et esclave le
reste du jour » sans finir par renoncer « aux formes les plus hautes
de la pensée », elle espère seulement que « des réformes
efficaces » soient accomplies pour faire progressivement disparaître cet
obstacle. Il suffirait en somme que le centre à partir duquel s’exerce le
pouvoir et qui est à l’origine de la servitude déplorée décide subitement d’y
renoncer pour que les ouvriers, enfin libres, puissent accéder aux plus hautes
formes de la pensée – comme si le pouvoir n’avait pas besoin de cette
servitude, comme si elle ne lui apportait pas davantage de bénéfices que
d’inconvénients, et comme s’il suffisait que le pouvoir cesse de s’exercer de
manière descendante pour que les ouvriers puissent aussitôt jouir d’une liberté
et d’une souveraineté illimitées, comme si leur servitude n’était pas
intériorisée, qu’elle ne défendait pas toutes les failles psychiques par
lesquelles un authentique acte de libération pourrait se produire.
De même, si Simone Weil estime que « rien ne peut
légitimer un droit de propriété d’un citadin sur une terre », les
« dispositions légales » qui pourraient être mises en place
« pour faire passer peu à peu aux mains des paysans les terres qui n’y
sont pas » nous laissent craindre le pire, dans le cas où elles seraient
imaginées par l’Etat tel que nous le connaissons aujourd’hui – tel qu’il a
toujours existé. Simone Weil passerait presque pour un écrivain de
science-fiction politique lorsqu’elle imagine un Etat qui ne chercherait pas à
tirer profit des citoyens mais qui viserait au contraire à organiser
harmonieusement les différents plans de leur existence en leur fournissant les
ressources matérielles de base pour la survie terrestre, en échange d’une implication
dans la vie collective. Elle remarque d’ailleurs que « l’Etat
n’est pas particulièrement qualifié pour prendre la défense des malheureux. Il
en est même à peu près incapable, s’il n’y est pas contraint par une nécessité
de salut public urgente, évidente, et par une poussée de l’opinion » et
elle écrit que l’Etat a pris une place trop exclusive et prépondérante, se
constituant en corps d’Etat et minant les autres formes de corporation :
« La nation seule s’est substituée à tout cela [villes, provinces,
régions]. La nation, c’est-à-dire l’État ; car on ne peut pas trouver
d’autre définition au mot nation que l’ensemble des territoires reconnaissant
l’autorité d’un même État. On peut dire qu’à notre époque l’argent et l’État
avaient remplacé tous les autres attachements. »
Simone Weil a la nostalgie
d’un Etat qui correspondrait à un certain idéal patriotique qui n’exclurait pas
la dimension spirituelle associée à l’idée de la France. Mais cette idée a été
écrasée par la notion d’Etat comme objet exclusif de la fidélité, apparue avec
Richelieu. Tous les anciens objets d’attachement – le bien public, le pays, le
roi, le seigneur – ont disparu et se sont faits engloutir par cette nouvelle
façon de considérer l’Etat. Les révolutions successives, accomplissant les
intérêts bourgeois plus que ceux du peuple, ont assuré un pouvoir étatique sans
cesse plus affirmé, l’idée de patriotisme se réduisant à la satisfaction de
voir des peuples étrangers colonisés et réduits à l’esclavage. Simone Weil
s’inscrit dans la tradition augustinienne qui conçoit certes une continuité
entre cité terrestre et cité de Dieu mais qui en souligne surtout l’écart
surnaturel et qui nous rappelle que la patrie est une chose limitée
physiquement, dont l’exigence spirituelle est pourtant illimitée. Il convient
de n’accorder de l’importance qu’à celles de ces exigences qui ne sont pas de
ce monde. Cette conception du patriotisme implique de préserver le sacré en
premier lieu, et de faire passer les considérations profanes en second lieu si
elles ne s’opposent pas au sacré. Il s’agit donc de tourner son regard vers le
surnaturel pour qu’il redouble le naturel.
Finalement, Simone Weil a
bien conscience que les réformes collectives ne suffiront pas, que le pouvoir
étatique ne pourra pas changer de polarité du jour au lendemain par la seule
force des bonnes intentions apparentes de ses représentants, que l’idéal d’un
patriotisme sous-tendu par une puissance symbolique et spirituelle ne
s’instaurera pas simplement parce que tout le monde le souhaite. Une
inspiration doit être insufflée, nous dit-elle, notamment au peuple ouvrier,
précise-t-elle encore, établissant certaines spécificités qui se veulent
bienveillantes mais généralistes quant aux qualités littéraires des œuvres qui
pourraient parler à cette catégorie d’individus qu’elle essentialise,
s’inscrivant finalement dans une forme de condescendance bien intentionnée et,
de fait, généralisante, abrutissante, se demandant par quels liens il faudrait
présenter la culture aux ouvriers pour qu’ils s’y intéressent enfin, car ils le
peuvent, assure-t-elle, comme s’il ne faisait pas exception que jusque-là, tout
le monde était assuré qu’ils en étaient congénitalement empêchés. Cette méthode
pour insuffler une inspiration au peuple resterait à créer, même si « Platon
y fait des allusions dans le Politique et ailleurs ». En tout cas,
les enseignements qui ont pu être établis à ce sujet « dans le savoir
secret de l'Antiquité pré-romaine […] a entièrement disparu ». Simone Weil
a-t-elle écrit l’Enracinement pour établir quelques phases de ce programme ?
Elle évoque l’exemple du mouvement français de Londres pendant la seconde
guerre mondiale comme celui d’un gouvernement pouvant communiquer une
inspiration à un peuple en se constituant comme le symbole de la nation
française, dans la plus grande pureté de ses idéaux de liberté et de
souveraineté.
Simone Weil, n’abandonnant pas sa conception
augustinienne de la cité, cherche pratiquement à définir une méthode politique
d’inspiration spirituelle qui ne se refuserait pas à la guerre et au recours
aux moyens militaires mais qui serait réglée à la manière d’un art, se fortifiant
dans la contemplation. Comme le poète soupèse longuement différents mots qui
pourraient servir l’idée qu’il souhaite exprimer avant de n’en choisir qu’un
seul, le stratège devrait pouvoir contempler cinq ou six plans simultanément,
avec un degré d’attention très élevé, pour finalement ne choisir que la
meilleure solution, celle qui reflète le mieux l’inspiration surnaturelle dans
le monde naturel, même s’il ne s’agira jamais de la solution parfaite. Cette
méthode doit également s’inscrire dans le rétablissement de la signification
associée aux transcendantaux.
Simone Weil s’en prend par exemple à la conception du
Bien qui s’est dévoyée en finissant par ne renvoyer qu’au service des biens,
dans un sens exclusivement profane, et qui tend à devenir l’instrument du
totalitarisme lorsqu’il est laissé entre les mains de quelques despotes qui en
font un objet de chantage pour asservir la volonté des hommes. De la même façon,
l’idée de grandeur doit être, selon Simone Weil, entièrement déconstruite, tant
elle a servi à justifier des discours vantant des actes de domination, de
conquête, d’asservissement, de violence. « On sait par une des biographies
d'Hitler qu'un des livres qui ont exercé la plus profonde influence sur sa
jeunesse était un ouvrage de dixième ordre sur Sylla. Qu'importe que l'ouvrage
ait été de dixième ordre ? Il reflétait l'attitude de ceux qu'on nomme l'élite.
Qui écrirait sur Sylla avec mépris ? Si Hitler a désiré l'espèce de grandeur
qu'il voyait glorifiée dans ce livre et partout, il n'y a pas eu erreur de sa
part. C'est bien cette grandeur là qu'il a atteinte, celle même devant laquelle
nous nous inclinons tous bassement dès que nous tournons les yeux vers le
passé. »
Le parasitage de la pensée de chacun par les conceptions
sécularisées des transcendantaux antiques constitue un autre des obstacles que
Simone Weil relève pour l’application de sa conception sociale des plans de
ré-enracinement paysan et ouvrier. Celle-ci, considère-t-elle, « n’a aucune chance de sortir du domaine des mots
sans un certain nombre d’hommes libres qui auraient au fond du cœur une volonté
brûlante et inébranlable de l’en faire sortir. Il n’est pas sûr qu’ils puissent
être trouvés ou suscités. » La culture elle-même est pourrie. Le ver se
loge dans les créations artistiques. Les œuvres rémunérées par le pouvoir et
promues à la connaissance du plus grand nombre servent à reconduire le discours
dominant sous des formes plaisantes. En ce domaine également, Simone Weil exige
qu’un idéal de pureté surhumain s’applique en faveur de la défense de la vérité.
Cette vérité n’est pas précisément définie. Elle apparaît en creux comme ce qui
ne s’inscrit pas dans une démarche sciemment poursuivie visant à égarer son
interlocuteur dans l’erreur. Simone Weil érige la vérité en un absolu,
fournissant aux totalitarismes en puissance une arme supplémentaire pour évincer
des opposants idéologiques. Elle ne conçoit pas que la vérité puisse aussi se
dissimuler en tant qu’énonciation derrière des énoncés qui peuvent être
mensongers. La fiction ne se base pourtant sur rien d’autre que cet artifice
génial. La vérité, bien qu’universelle dans sa structure, est donc, aussi,
singulière dans sa manière de se dire. Simone Weil ne l’envisage pas sous cet
aspect et préférant poursuivre son vœu de la préserver dans une forme de pureté
totale, elle propose plutôt de mettre en place des mesures collectives de
« salubrité publique » pour « protéger la population »
contre les atteintes à la vérité. « La première serait
l'institution, pour cette protection, de tribunaux spéciaux, hautement honorés,
composés de magistrats spécialement choisis et formés. Ils seraient tenus de
punir de réprobation publique toute erreur évitable, et pourraient infliger la
prison et le bagne en cas de récidive fréquente, aggravée par une mauvaise foi
démontrée.
Par exemple un amant de la Grèce antique, lisant dans le
dernier livre de Maritain : « les plus grands penseurs de l'antiquité
n'avaient pas songé à condamner l'esclavage », traduirait Maritain devant
un de ces tribunaux. Il y apporterait le seul texte important qui nous soit
parvenu sur l'esclavage, celui d'Aristote. Il y ferait lire aux magistrats la
phrase : « quelques-uns affirment que l'esclavage est absolument
contraire à la nature et à la raison ». Il ferait observer que rien ne
permet de supposer que ces quelques-uns n'aient pas été au nombre des plus
grands penseurs de l'antiquité. Le tribunal blâmerait Maritain pour avoir
imprimé, alors qu'il lui était si facile d'éviter l'erreur, une affirmation
fausse et constituant, bien qu'involontairement, une calomnie atroce contre une
civilisation tout entière. »
Seuls des saints pourraient gouverner raisonnablement et
manier un pouvoir aussi étendu et autoritaire que celui que Simone Weil propose
de mettre en place. Il ne serait pas désagréable que les pervers qui manipulent
la presse et l’opinion passent devant de tels tribunaux mais comment la vérité
d’un propos, dans des œuvres de fiction ou des essais philosophiques laissant
la part belle à la spéculation, serait-elle évaluée ? « Mais qui
garantit l'impartialité des juges ? », se demande Simone Weil
elle-même. Et de répondre, en des termes très flous, laissés à la libre
interprétation de chacun : « La seule garantie, en dehors de
leur indépendance totale, c'est qu'ils soient issus de milieux sociaux très
différents, qu'ils soient naturellement doués d'une intelligence étendue,
claire et précise, et qu'ils soient formés dans une école où ils reçoivent une
éducation non pas juridique, mais avant tout spirituelle, et intellectuelle en
second lieu. Il faut qu'ils s'y accoutument à aimer la vérité. »
Le jugement critique que porte Simone Weil sur les œuvres
littéraires et philosophiques des siècles passés n’opère plus qu’à partir du
critère de pureté de l’état de l’âme dans lequel son créateur l’a composée,
refusant d’accepter la réalité humaine dans tous ses aspects, dans son
imperfection même. « Il est infiniment préférable d'avoir composé le
Cantique de saint François d'Assise, ce joyau de beauté parfaite, plutôt que
toute l'œuvre de Victor Hugo », écrit-elle ainsi. Préférable pour
qui ou pour quoi ? Pour la pureté ? Pour Dieu qui est au-delà de
ces amusements ? Pour Simone Weil elle-même ? Pascal ou Dostoïevski –
dont elle isole une phrase sortie de son contexte – ne trouvent pas plus grâce
à ses yeux. La stupéfaction atteint son comble lorsque Simone Weil déclare
enfin que Thomas d’Aquin, qui n’approuvait certes pas l’esclavage mais qui
louait la valeur d’Aristote et qui l’approuvait pour toutes ses considérations
sur le plan humain, pourrait être directement incriminé de liens de complicité
avec le nazisme ! « Saint Thomas, bien qu’il n’approuvât pas
l’esclavage, regardait Aristote comme la plus grande autorité pour tous les
sujets d’étude accessibles à la raison humaine, au nombre desquels la justice.
Par suite, l’existence dans le christianisme contemporain d’un courant thomiste
constitue un lien de complicité — parmi beaucoup d’autres, malheureusement —
entre le camp nazi et le camp adverse. »
Malheureusement, Simone Weil assimile le surnaturel à
l’impersonnel, occultant la dimension du Saint Esprit. Le totalitarisme profane
prendrait peut-être fin grâce aux réformes qu’elle propose de mettre en place
mais une conception gnostique du christianisme s’installerait en ce sens que la
liberté humaine serait écrasée face aux exigences d’un surnaturel jaloux,
incapable d’endurer les erreurs des hommes et les imperfections de la nature
jusque dans les domaines de la création artistique qui, pourtant – et chacun le
sait ou devrait le savoir – sont laissés à la libre fantaisie de chacun, le
simple bon sens critique et la capacité au discernement permettant de faire
preuve de tolérance devant l’erreur ou le mauvais goût avant de passer son
chemin.
L’erreur, l’errance, la recherche, la conversion,
jalonnent chaque existence dans la recherche de la vérité. Les gouvernements
qui instrumentalisent la parole pour détourner leurs sujets de la vérité
devraient effectivement être renversés ou condamnés car ils trahissent leur
fonction qui devrait consister à servir le peuple qu’ils représentent. En
revanche, il semble excessif de condamner des civilisations (la civilisation
romaine, par exemple) ou des œuvres littéraires et philosophiques entières pour
une erreur, pour une approximation, pour une marque de mauvais goût alors
qu’elles témoignent simplement de la liberté humaine, de la recherche qui en
sous-tend les actes, de la part d’incertitude qui détermine ses décisions, des
défauts qui caractérisent forcément la nature. De la même façon, il semble
illusoire de vouloir à tout prix insuffler une inspiration spirituelle à des
catégories d’individus, qu’ils soient définis par la civilisation à laquelle
ils appartiennent ou à leur classe sociale, comme si elles ne formaient qu’un
ensemble indistinct et non singularisé. Simone Weil a conscience que les plans
de ré-enracinement et que la méthode d’inspiration spirituelle qu’elle propose
nécessitent que la société soit déjà composée d’hommes aptes à la contemplation
des plus hautes valeurs et tournés vers la vérité. Ces aptitudes ne peuvent
toutefois être intégrées par le moyen de réformes, sur le plan collectif, au
niveau d’une société. La transmission des valeurs de l’enracinement, le goût et
la recherche de la vérité, manifestent un désir qui se transmet de proche en
proche, hors de toute incitation collective. Il suffit au moins que ce désir
continue de se transmettre à bas bruit pour que l’histoire continue. Simone
Weil y a contribué.
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