Le Diable amoureux de Jacques Cazotte
J’ai lu ce truc parce que c’est Lacan qui m’en a parlé.
Il arrêtait pas de me rabâcher cette ritournelle lancinante à laquelle je ne
comprenais rien, dans l’un ou l’autre de ses séminaires : « Chè
vuoi ? ». Et ché vuoi quoi alors ? Qu’est-ce que c’est encore
que cette connerie Lacanou ?
Quelques petites recherches plus tard, je tombe sur
« Le diable amoureux » de Jacques Cazotte, dans la traduction de
Gérard de Nerval. De l’un à l’autre, une certaine accointance de style. Des
histoires courtes fantastiques, avec de l’amour malheureux qui ponctue les péripéties
du personnage principal, des phrases à enluminures sans être forcément emmerdantes,
des paysages et des personnages comme de beaux objets exposés derrière les
vitrines des musées. Mais là n’est pas le principal. L’histoire a attiré
l’attention de Lacan et – si tout le reste m’emmerde – cela mérite quand même vigilance
de ma part.
Alvare de Maravillas, le narrateur, rouille en garnison
près de Naples. Pour tromper l’ennui, il se laisse embarquer dans des aventures
occultes. Un personnage rencontré au hasard d’une soirée de picole lui apprend
par quel moyen ésotérique il pourra enfin trouver une bellâtre à culbuter.
Séduit par cette idée, Alvare se rend un jour dans les ruines de Portici à
Herculanum et invoque Belzébuth.
« A peine avais−je fini, une fenêtre s'ouvre à deux
battants vis−à−vis de moi, au haut de la voûte : un torrent de lumière plus
éblouissante que celle du jour fond par cette ouverture ; une tête de chameau
horrible, autant par sa grosseur que par sa forme, se présente à la fenêtre ;
surtout elle avait des oreilles démesurées. L'odieux fantôme ouvre la gueule,
et, d'un ton assorti au reste de l'apparition, me répond : Chè vuoi ? [Que
veux-tu ?] »
AH ! voilà ce Chè Vuoi ? question qui cible le
désir de celui qu’elle interroge d’une manière si directe qu’elle n’est pas
sans susciter l’angoisse existentielle. Question si malaisée à répondre
qu’Alvare préfère la retourner à son interlocuteur histoire de se laisser
trente secondes de réflexion. Et toi donc, qu’est-ce que tu veux ? qu’il
lui balance avec grand courage, comme pour cerner ce qu’il en est du désir de
l’autre avant d’oser donner une voix au sien. Le chameau, moins timoré mais un
peu fourbe, lui répond : « Maître, me dit le fantôme, sous quelle forme me
présenterai−je pour vous être agréable ? »
Puisque son désir est le mien, se dit Alvare, plus cocu
que jamais, je peux y aller – et il lance ainsi la machine des illusions, le
piège du fantasme, le leurre de l’amour. Alvare tâtonne, toujours aussi peu
couillu : il demande d’abord une chienne épagneule (quelle idée de merde)
qui lui serait fidèle et qu’il appelle Biondetta. Après quelques papouilles,
Alvare se rend compte qu’il voudrait un peu mieux et au cours d’une réception
qu’il organise plus tard avec ses potes, il lui demande de se transformer en
page à sa livrée. Le page, servant liqueurs et coupelles, fantastique en
répartie et en noblesse d’allure, propage autour de lui une effusion
extraordinaire dont Alvare s’empare pour nourrir le désir des autres : c’est
mon page, fanfaronne-t-il.
« Mon aisance les déconcerta plus encore que le
changement de la scène et la vue de l'élégante collation à laquelle ils se
voyaient invités. Je m'en aperçus, et résolu de terminer bientôt une aventure
dont intérieurement je me défiais, je voulus en tirer tout le parti possible,
en forçant même la gaieté qui fait le fond de mon caractère. »
Porté par l’enthousiasme, se défiant de toute retenue,
Alvare finit par saluer la femme imaginaire de ses récits par un toast : « Je
porte la santé de la plus jolie courtisane de Naples ; nous la buvons ». Alvare
sait qu’il peut demander n’importe quoi à présent : « la signora
Fiorentina m'a promis de me donner un instant ; voyez si elle ne serait point
arrivée ». Le page sort de l’appartement et « Fiorentina entre tenant sa harpe
; elle était dans un déshabillé étoffé et modeste, un chapeau de voyage et un
crêpe très-clair sur les yeux ». La séduction exercée par ces objets sur Alvare
lui fait oublier qu’il est à l’origine de leur création. Le chameau à la voix
caverneuse qui se cache derrière leurs figures charmantes s’est fait oublier.
Mais la fête se termine, les convives partent et ne reste plus qu’une Biondetta
qui concentre à la fois la figure charmante de Fiorentina, la volonté de
perfection de Biondetto et la fidélité de la petite chienne épagneule. Elle
reste aux côtés d’Alvare qui se défend de ne plus pouvoir se passer de cet
étrange objet suscité par son désir. Il lui demandera à plusieurs reprises de
disparaître mais Biondetta, par un don d’acuité démoniaque, semble savoir
instinctivement quel comportement adopter, quelle posture revêtir, quelles
paroles proférer pour piéger Alvare dans le reflet de ses désirs et de ses
fantasmes.
Alvare ne veut pas de cette Biondetta derrière laquelle
se cache une figure de dromadaire mais il la désire à la mesure de
l’ambivalence des sentiments qu’il éprouve pour elle, entre fascination et
répulsion. Après des aventures qui conduiront Alvare et Biondetta à Venise puis
vers l’Estramadure, Biondetta poursuit plus loin la proposition de se faire le
semblant de l’objet de son désir. Pour cela elle lui propose de régler ses
créances au jeu, de lui enseigner la science secrète des nombres qui lui
permettrait de gagner à tous les coups et, en ultime requête, elle annonce
qu’elle serait prête à abandonner son immortalité pour passer sa vie avec
lui. Alvare finit par se marier à
Biondetta dans un demi-rêve duquel la conscience s’estompe de plus en plus
mais, après avoir consommé leur union, la maléfique épouse annonce le prix du
semblant. Elle demande à être l’unique adorée d’Alvare, elle demande à être
adorée pour ce qu’elle est : Belzébuth. Biondetta retire alors le voile pour
révéler à Alvare la véritable apparence de l’objet de son désir. « À l’instant
l’obscurité qui m’environne se dissipe : la corniche qui surmonte le lambris de
la chambre s’est toute chargée de gros limaçons ; leurs cornes, qu’ils font
mouvoir vive ment et en manière de bascule, sont devenues des jets de lumière
phosphorique, dont l’éclat et l’effet redoublent par l’agitation et
l’allongement ». Et tout de suite après cela, « presque ébloui par cette
illumination subite, je jette les yeux à côté de moi », nous raconte Alvare, «
au lieu d’une figure ravissante, que vois-je ? Ô ciel ! c’est l’effroyable tête
de chameau. Elle articule d’une voix de tonnerre ce ténébreux Chè vuoi qui
m’avait tant épouvanté dans la grotte, part d’un éclat de rire humain plus
effrayant encore, tire une langue démesurée… ».
Lacan s’est appuyé sur ce récit pour illustrer la
métaphore du voile quant à l’accent pervers (qui se trompe sur son objet) du
désir et son articulation au fantasme. Au terme de cette histoire, Alvare
découvre qu’il est l’instrument de la jouissance de l’Autre et qu’il s’est
lui-même fait objet de la demande de l’Autre en croyant suivre son désir. C’est
la réponse qu’offre le névrosé à la question Chè vuoi ? (« que me veut-il ? »)
: ce n’est pas son désir qu’il cherche avant tout puisqu’il le délègue à
l’Autre sous la forme d’une demande de reconnaissance, bien souvent sans qu’il
ne le sache lui-même. Cette historiette a aussi permis à Lacan d’illustrer l’idée
que le désir tourne autour d’un manque fondamental, impossible à connaître,
impossible à combler pour cela même que c’est ce manque qui engendre le
mouvement dynamique de la vie. Ce que le sujet croit désirer, il ne le veut pas
puisqu’il ne peut jamais l’avoir, mais il ne le sait pas. Le désir qui se noue
au désir de l’Autre engendre une boucle au sein de laquelle gît le désir de
savoir ce qu’il en est du désir.
L’histoire d’Alvare a également permis d’illustrer ce
qu’il en est du transfert dans la cure analytique puisque c’est une demande de
vérité que l’analysant adresser à l’analyste. Qui suis-je ? Que me veut-on ?
demande-t-il en espérant que l’analyste, support de ses projections, objet
érigé en fantasme d’un sujet-supposé-savoir, lui enseignera la vérité de son
existence et de son être. C’est pour éviter cela que Lacan préconise l’effacement
de l’analyste dans la cure jusqu’au point où il se confond avec le non-être car
« l’être du sujet surgit sur un fond de non-être [de l’Autre] ». Le reflet de
soi que le sujet va voir en l’Autre ne devrait souligner que l’absence de désir
de celui-ci à l’égard du sujet afin que celui- ci cesse de s’en référer à l’Autre
pour répondre aux questions qui sont les siennes. L’analyste se limitera « à
n’être que l’espace où résonne le Chè vuoi ? ».
Voilà ce qu’il en est pour la petite dissertation sur le
Chè vuoi de Lacan. Si on a pu reprocher à Lacan d’être un charlatan de la
psychanalyse (jaloux), on ne peut l’accuser de n’être pas un lecteur passionné
et méticuleux. Peu importe. Cette histoire plaît pour elle-même. Elle plaît en
ce qu’elle nous fait comprendre pourquoi nos vies semblent parfois se barrer
dans tous les sens sans cohérence. « Les jours s’en vont comme des chevaux
sauvages sur les collines », écrivait Buko, et il en est ainsi de nos
journées agitées, frénétiques mais surtout aveugles, comme cet Alvare qui se
leurre avec des objets qui ne le charment que parce qu’ils nourrissent des
fantasmes qui lui furent inspirés par une béance impossible à deviner. Sans eux,
il verrait que tout n’est que tête de dromadaire. Pensons à ceux que nous avons
laissés et qui nous ont laissés : par quel prodige avions-nous pu devenir
fous pour eux ? Une fois l’illusion amoureuse disparue, il ne reste qu’un
sain éclat de rire. L’amour, disait Lacan, c’est donner à l’autre ce que l’on
n’a pas et ce dont il ne veut pas. Voilà un parfait résumé de ce Diable
amoureux.
Ah oui, Le Diable amoureux, je l’avais lu à la fac, mais je m’en souviens plus du tout. Vous avez l’air attirée par les diableries, l’ésotérisme, la gnose, toutes ces choses-là. Je ne cautionne pas.
RépondreSupprimerIl me semble que ce texte était essentiellement tourné du côté de la psychanalyse, mais peu importe.
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