Le Règne de la quantité et les signes des temps de René Guénon

 



Pour comprendre les propos de R.G., il est nécessaire de se souvenir qu’il se rallie à la conception cyclique du temps présentée dans les Védas et dont nous trouvons une déclinaison occidentale à travers la légende des quatre grands âges mythiques : l’âge d’or, l’âge d’argent, l’âge de bronze, l’âge de fer. Selon cette conception, nous traverserions le Kali Yuga, dernier âge du cycle, principe d’éloignement maximal du centre, et nous serions même très proches de la fin de cette période. Cet âge se caractérise, entre autres, par le règne de plus en plus marqué de la quantité. Quelques exemples serviront à illustrer ce constat d’un glissement du qualitatif au quantitatif : ordonnancement des rapports des hommes aux hommes et des hommes aux choses par la mesure numérique et la gestion cybernétique, remplacement de la production artisanale par la production en série, levée de l’anonymat créateur, traque pour faire disparaître le secret, déjà avili dans la dénomination de « vie privée », uniformisation des êtres et des modes de vie, etc. Ces premiers signes, pour manifestes qu’ils fussent déjà en 1945, date de la publication de cet essai, n’en sont désormais que plus flagrants. Ils sont même d’une banalité affligeante, mais R.G. en relève le scandale d’une plume vigoureuse.

 

R.G. ne s’en tient cependant pas à ce simple constat et, prenant presque à revers les contempteurs d’une certaine modernité qui serait trop matérialiste et ratiocinante, il déclare que le mécanicisme et le rationalisme ne sont pas les doctrines les plus dégradées que notre âge de fer ait pu produire. Cette phase de solidification qu’entérine la première période de développement des principes des sciences modernes est le résultat de la course descendante vers la quantité. Elle possède une certaine nécessité puisqu’elle permet de fixer les résultats de la totalité du cycle (le manvantara), constitué par ses quatre âges, sous la forme de la Jérusalem Céleste, en tant que germes des possibilités des futurs manvantaras. Mais la quantité, bien qu’elle soit la condition fondamentale de notre monde, ne doit pas revendiquer une importance d’un ordre supérieur. C’est pourtant en cette direction que nous continuons de déchoir, entérinant la transformation du pur matérialiste en une autre chose plus pernicieuse.

 

Si les principes de la science se sont développés dans la volonté de ne pas interroger l’essence des choses qu’elle étudie, la solidification a progressivement remplacé la raison par la rationalité. Le maintien d’un lien avec le céleste est rompu mais l’aspiration à une transcendance ne disparaît pas pour autant. Les générations se succèdent et se morfondent davantage dans l’absurdité d’un monde qui n’a plus de sens autre. Les hommes de la solidification se mettront alors à la recherche de signes spirituels mais, devenus incapables de discerner l’infraspirituel du supraspirituel, et vivant dans un monde au sein duquel les autorités traditionnelles authentiques se sont raréfiées, ils s’égareront. Peccamineux par nature, ils s’orienteront spontanément en direction des voies les plus faciles et les plus séduisantes. La phase de la solidification sera progressivement remplacée par celle de la dissolution.

 

R.G. en observait déjà les prémisses lorsqu’il attaquait le théosophisme et autres fausses religions des esprits dans « L’erreur spirite ». Il ne connut pas le fantasque déploiement du New Age pendant la période hippie avec ses gourous appelant à la connexion cosmique par la consommation de LSD. Il n’eut pas non plus le loisir de découvrir les théories de quelques physiciens en recherche de gloire qui, critiquant la rationalité dont ils sont pourtant issus, et se grimant d’attributs chamaniques, commencèrent à chanter les louanges de l’intuition mystique en élevant leurs équations (qui peuvent être justes dans leur domaine) à la puissance de mantras qui porteraient en eux le sens de la vie et de l’univers. Enfin, il n’eut pas la chance d’être plongé dans le passionnant délire que nous vivons depuis deux ans. Non, il n’eut pas l’occasion de se rouler dans la plus complète hilarité par l’écoute des prophéties statistiques de nos gouvernants concernant la vie et la mort des hommes dans le cadre d’une superlative épidémie – spectre psychique mondial, hologramme ravivé quotidiennement par les projections statistiques des cerveaux calculateurs désormais hantés par la mort et son corollaire, l’immortalité.


Occultisme moderne

Les uns et les autres, s’interrogeant nuit et jour avec fureur sur le sens qu’il serait bien possible de donner au mot de « vérité », essaient de la recréer fictivement, non plus en s’appuyant sur le solide monde matériel mais en exacerbant des fantasmes et autres imaginations élevées au statut de « connaissances ». Dans l’abandon généralisé de tout rattachement à une autorité initiatique assurant le travail de transmission des principes de la Tradition ; dans l’abomination d’une vie atomisée dans des cases industrielles et privée du savoir pragmatique qu’institue le rapport direct à l’autre et à la corporéité laborieuse dans le monde ; dans l’exacerbation corollaire de la vie numérique et des jouissances individualisées, les discours se mettent à créer les vérités, au lieu que la vérité infuse les discours et les êtres. Les porteurs de l’intuition mystique et du sentimentalisme se félicitent d’avoir redonné de la dignité à notre âme et au monde et ils croient retourner au spirituel que le matérialisme avait délaissé, mais ils s’égarent. Ils ne se dirigent pas vers le domaine subtil supérieur : ils se laissent happer par le subtil inférieur.

 

« […] l’illusion de sécurité qui régnait au temps où le matérialisme avait atteint son maximum d’influence, et qui alors était en quelque sorte inséparable de l’idée qu’on se faisait de la « vie ordinaire », s’est en grande partie dissipée du fait même des événements et de la vitesse croissante avec laquelle ils se déroulent, si bien qu’aujourd’hui l’impression dominante est, au contraire, celle d’une instabilité qui s’étend à tous les domaines ; et, comme la « solidité » implique nécessairement la stabilité, cela montre bien encore que le point de plus grande « solidité » effective, dans les possibilités de notre monde, a été non seulement atteint, mais déjà dépassé, et que, par conséquent, c’est proprement vers la dissolution que ce monde s’achemine désormais. »

 

S’il n’est pas possible de lutter contre le mouvement de chute de notre temps dans le quantitatif et la matière, nous pouvons toutefois essayer de ne pas participer avec trop d’engouement à la liesse que nourrit notre époque pour la dissolution. Ce mouvement se poursuivra, selon la conception védique du temps, jusqu’à atteindre le point le plus bas qui sera aussi le point d’immobilité totale, la réalisation de la « quadrature du cercle » car cette fin sera également le point de départ d’un nouveau cycle dans des conditions totalement autres.

 

« D’un côté, si l’on prend simplement cette manifestation en elle-même, sans la rapporter à un ensemble plus vaste, sa marche tout entière, du commencement à la fin, est évidemment une « descente » ou une « dégradation » progressive, et c’est là ce qu’on peut appeler son sens « maléfique » ; mais, d’un autre côté, cette même manifestation, replacée dans l’ensemble dont elle fait partie, produit des résultats qui ont une valeur réellement « positive » dans l’existence universelle, et il faut que son développement se poursuive jusqu’au bout, y compris celui des possibilités inférieures de l’« âge sombre », pour que l’« intégration » de ces résultats soit possible et devienne le principe immédiat d’un autre cycle de manifestation, et c’est là ce qui constitue son sens « bénéfique ». »

 

R.G. nous pose ici une énigme qui nous rappelle encore le problème de la quadrature du cercle. Que foutons-nous ici ? Nous éreinterons-nous à retenir la dissolution de ce temps ou nous précipiterons-nous dans ce mouvement puisqu’il est de toute façon inévitable ? L’Evangile selon Matthieu nous donne un indice : « Il faut qu’il y ait du scandale ; mais malheur à celui par qui le scandale arrive ! »


Commentaires

  1. Je n'ai pas saisi la soluce de fin, mais je vais y réfléchir ! Vivement que le Kali Yuga vienne à son terme ; quoique la position du spectateur, observant Rome brûler, sur la colline, a ses avantages, dont le rire cynique.

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    1. En effet, chaque jour surpasse le précédent en termes d'ignominie.

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  2. Le Règne de la quantité est paraît-il le chef-d’œuvre de René Guénon, dans lequel il pousse à leur terme les prémisses établies dans La Crise du monde moderne. Vous pouvez aller voir du côté de Julius Evola aussi, qui décrit bien le monde de la Tradition dans Révolte contre le monde moderne. Le problème, c'est que depuis 1945 on a eu le temps de s'enfoncer dans le Kali Yuga, et on ne voit toujours pas l'amorce d'un basculement vers un nouveau cycle...

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    1. Du point de vue de la critique de la modernité, le Règne de la quantité va effectivement plus loin encore que la Crise du monde moderne mais pour la connaissance de la conception métaphysique traditionnelle (les deux termes sont peut-être redondants mais il faut le préciser), Les états multiples de l'Être est d'une grande finesse.
      J'avais également lu la Révolte contre le monde moderne de Julius Evola mais il serait intéressant d'en faire à présent une relecture.
      Espérons que la fin du Kali Yuga n'est pas trop imminente afin que le temps me soit accordé. Je n'en doute pas trop puisque, en effet, ce monde met bien du temps à se clore.

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  3. Il a fallu que l’Etat, après avoir prospéré pendant des siècles en exploitant la tendance des sociétés à l’atomisation individuelle, parvienne jusqu’aux portes biologiques de l’individu lui-même pour qu’on voie apparaître – suivant une logique immanente – la première ébauche des principes organisateurs d’une société parallèle à l’Etat, par exemple sous la forme de réseaux séparatistes permettant aux non-injectés (à divers degrés) de réduire au minimum leurs interactions sociales avec les injectés (des divers degrés). Si cette logique s’étend (comme on peut le souhaiter) aux relations sexuelles et reproductives, elle débouchera fatalement sur la formation de castes.
    Et on ne peut, en effet, que remarquer une parfaite logique immanente dans cette formation spontanée de castes d’intouchables, les organisateurs du Reset s’étant, pour leur part, organisés en caste longtemps avant le Premier Confinement. Mimétisme descendant, bien connu, entre la base et le sommet de la pyramide sociale : les membres du Club de Davos ne sont plus censés appartenir à un même parti idéologique, ils ne sont pas camarades et ne prétendent même plus disposer de quelque mandat de représentation que ce soit ; ni même coreligionnaires – au sens, du moins, des religions exotériques ; ils présentent, en revanche, deux caractéristiques bien connues des élites de l’époque de la (petite) mondialisation moyen-orientale du IIe millénaire avant l’ère chrétienne : une consanguinité croissante (allant jusqu’à l’inceste), et la conscience de plus en plus explicite d’incarner (via la « philanthropie », l’awareness etc.) le Bien. En tant qu’elle devient consciente d’elle-même, cette violence auto-séparatrice de la caste émergente des intouchables ne fait d’ailleurs qu’intérioriser une violence systémique qui tend à alourdir toujours plus le cahier des charges symbolique (et, depuis peu, chimique) du citoyen respectable, qui doit non seulement avoir une vision bien précise de l’histoire, mais aussi un certain nombre de sympathies (ou tout du moins, d’absences d’antipathies) le mettant à l’abri du soupçon de phobies, et même, depuis peu, un certain nombre de substances dûment injectées – au point d’euthanasier discrètement l’universalisme démocratique. La démocratie libérale est ainsi devenue implicitement bolchévique : conformément au dogme progressiste de l’infinie réformabilité de l’homme, les seuls critères d’exclusion qu’elle affirme refuser sont ceux qui tiennent de l’inné (caste, race, « orientation ») ; par ailleurs, l’Etat impose à l’individu 100% des déterminations culturelles (et, depuis peu, biologiques) qu’il peut lui imposer – si bien que l’idée même d’un citoyen non-camarade devient une pure vue de l’esprit (d’où monopartisme de facto), de même que tout principe de détermination ascendante (des institutions par la « société civile »). C’est ainsi que la société ouverte est morte aux mains de ceux-là même qui en avaient fait leur cheval de bataille entrainant ainsi une totale dissolution .

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  4. Un livre de chevet ! Il y a une esthétique dans le Kali Yuga et surtout une fonction essentielle comme dans la vieillesse d’un corps.

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    1. La fixation des germes des possibilités futures...

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  5. "Espérons que la fin du Kali Yuga n'est pas trop imminente afin que le temps me soit accordé. Je n'en doute pas trop puisque, en effet, ce monde met bien du temps à se clore."
    Entre Poutine qui est au bord de la crise de nerfs nucléaire et les sécheresses et famines qui semblent bien décider à prendre de l'avance sur les pires scénarios du Giec, je ne suis pas certain que nous ayons encore beaucoup de temps devant nous.

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  6. C'est quand même très tiré par les cheveux, Guénon, et parfaitement anti-historique. Le règne de la quantité a une cause économique et industrielle assez évidente. On pourrait opposer l'économie capitaliste quantitative à une économie qualitative (artisanale). La physique quantique s'est imposée à la philosophie elle-même, parce qu'elle s'appuie sur la puissance industrielle (elle lui fournit une caution intellectuelle, et les industriels financent les chercheurs quantiques en espérant qu'ils inventent de nouveaux gadgets lucratifs).
    Beaucoup plus utiles les essayistes qui ont montré que la science peut dériver en culte de la puissance (les promoteurs de la science empirique au XVIIe siècle avaient eux-mêmes averti contre le danger d'un empirisme aveugle) ; je ne vois pas l'intérêt du folklore ésotérique de Guénon.

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    1. Oui, c'est vrai. Il propose une autre manière de voir les choses. Folklorique, comme vous dites.

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  7. Guénon prouve au moins une chose, c'est que le goût pour le folklore est beaucoup plus répandu en France qu'on ne pourrait le croire. "Folklorique" cette "tradition" que Guénon invoque sans cesse à l'appui de toutes ses démonstrations et qu'il est incapable d'expliquer, un peu comme les modernes sont incapables d'expliquer la modernité (la physique quantique est l'ésotérisme moderne).

    Je me demande si l'Eglise catholique, qui a encadré tout cet ésotérisme pendant des siècles, brûlant de temps en temps ceux qui passaient les bornes, n'a pas laissé échapper tout le parfum de mystère qu'elle contenait, parfum qui s'est répandu dans le public avide de sensations fortes ?

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    1. Guénon pose la conception védantique du temps cyclique comme axiome de ses considérations. Cela n'a pas grand-chose à voir avec le christianisme, à moins de considérer que le christianisme ne soit qu'un temps des temps cycliques, conception New Age par excellence. La physique quantique est tout ce qui reste comme source d'inspiration pour la poésie moderne. Cela plaît surtout par temps de disette imaginaire, et dans l'angoisse du scientisme frustré.

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